Changer le monde ? Quelle drôle d’idée ! Il est très bien comme ça le monde ! Pourquoi le changer ?
– OSS117, Rio ne répond plus
S’il peut sembler évident que le monde n’est, au contraire, pas « très bien comme il est », parce que les preuves s’accumulent, il faut aussi dire pourquoi un individu se met en posture de changer le monde et pour quoi (pour quelles finalités) le monde doit être changé – vers quoi le faire aller.
Des preuves
Pour démontrer que le monde n’est pas très bien comme il est, les preuves sont accablantes, notoires, nombreuses et variées et il semble s’en créer de nouvelles tous les jours, au fil d’une actualité alarmante. On utilise ces preuves afin de « profiter de ce que le lecteur sait pour tenter de lui apprendre ce qu’il ne sait pas » (Sartre) :
- l’évolution démographique et les flux migratoires,
- l’absence de renouvellement des élites et la parodie de démocratie,
- le changement de paradigme sur le modèle (de croissance) économique,
- les écarts inouïs de niveaux de vie,
- la menace écologique,
- etc.
On utilise ces preuves qui démontrent qu’il reste tant à faire, et nous intiment l’ordre d’agir, parce que la modernité doit être inventée et non précédée, et que ceux qui font sont les véritables détenteurs du pouvoir, ceux qui suivent en s’adaptant n’étant que des esclaves plus ou moins consentants, et plus ou moins bien lotis – responsables en tout cas de leur renoncement.
Le seul constat que l’on peut établir, c’est que le « camp du bien » ne gagne pas nécessairement à la fin, comme par enchantement, et que l’action, c’est-à-dire l’emploi de moyens conformes aux fins auxquelles on souhaite aboutir, est plus que jamais requise. Max Weber écrit, dans Le Savant et le Politique :
Il est parfaitement exact de dire, et toute l’expérience historique le confirme, que l’on n’aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s’était pas toujours et sans cesse attaqué à l’impossible.
Pourquoi moi ?
Pourquoi le changement devrait-il passer par moi ?
Parce qu’il le peut, car je suis libre (exemples ici), donc il le doit. Parce que je suis un citoyen, un héros-citoyen en puissance, et que j’ai conscience de la pleine responsabilité que cette condition implique. Max Weber :
Celui qui est convaincu qu’il ne s’effondrera pas si le monde, jugé de son point de vue, est trop stupide ou trop mesquin pour mériter ce qu’il prétend lui offrir, et qui reste néanmoins capable de dire « quand même ! », celui-là seul a la « vocation » de la politique.
Et ce qu’il offre au monde, ce n’est pas l’ambition d’une carrière ou la prise du pouvoir – mais ce sont ses opinions. Le reste n’est qu’un moyen de permettant de tenter de réaliser l’utopie. D’autres peuvent s’en charger – mais l’impulsion du mouvement est primordiale.
Parce que la relation avec le monde auquel j’appartiens concrètement reste pourtant celle d’un étranger, et que par conséquent se réapproprier ce monde, ce n’est pas se compromettre en s’y soumettant, mais le changer.
Parce qu’il est des cas de conscience qui nous sont posés, et auxquels on ne peut se soustraire de répondre, sauf à entreprendre de régresser.
Pour mon salut, qui est moins religieux que mystique, et qui s’entend comme un concept laïc de morale et de responsabilité : n’être ni un touriste, ni un planqué, ni un collabo ; se placer du côté de la résistance, non pas au changement, mais au contraire au recroquevillement conservateur et nationaliste, à la tentation du pire.
Pour quelques raisons personnelles, parfois prosaïques, égoïstes d’une certaine manière, subjectives en tout cas ; mais définitivement pas pour l’argent.
Par vanité, pour se rendre immortel, comme tout le monde, à sa façon ; Sartre écrit :
Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde.
Et aussi pour transmettre un héritage qui est d’abord le produit d’une authenticité envers soi-même, de se chercher soi-même en n’ayant pas renoncé à tenter de répondre à ses questions existentielles adolescentes. Et qu’écrire est peut-être le meilleur moyen de se chercher et de se transmettre. Houellebecq écrit, dans Soumission :
La spécificité de la littérature, art majeur d’un Occident qui sous nos yeux se termine, n’est pourtant pas bien difficile à définir. […] Seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain, avec l’intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances ; avec tout ce qui l’émeut, l’intéresse, l’excite ou lui répugne. Seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort, de manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait même la conversation avec un ami – aussi profonde, aussi durable que soit une amitié, jamais on ne se livre, dans une conversation, aussi complètement qu’on ne le fait devant une feuille vide, s’adressant à un destinataire inconnu.
Alors bien entendu, lorsqu’il est question de littérature, la beauté du style, la musicalité des phrases ont leur importance ; la profondeur de la réflexion de l’auteur, l’originalité de ses pensées ne sont pas à dédaigner ; mais un auteur c’est avant tout un être humain, présent dans ses livres, qu’il écrive très bien ou très mal en définitive importe peu, l’essentiel est qu’il écrive et qu’il soit, effectivement, présent dans ses livres.
Mais avant de nous rendre immortel, il semble qu’écrire soit le meilleur moyen de ne pas s’économiser (dans tous les sens du terme) : c’est un don qui requiert des efforts de générosité, qui nous domine et nous épuise ; mais l’on est toujours récompensé au centuple de s’être donné ce mal.
Pour quelles fins ?
Mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ?
– NTM
Si on attend le grand soir, on va s’y user la santé. Même avec les progrès de la médecine, on ne vivra pas assez vieux pour y assister. Ça fait près de deux siècles déjà que les communistes et assimilés attendent. Je pense qu’on peut dès lors estimer qu’il va falloir procéder différemment.
L’erreur des hippies, descendants de bourgeois occidentaux devenus ce qu’ils ne voulaient pas être, les soixante-huitards traîtres, a été de croire que la finalité consistait à se désengager de l’Histoire et de s’user en paradis artificiels et « amour libre » sur une plage ensoleillée. Cette vision se poursuit dans l’expression « société des loisirs » que certains appellent encore de leurs vœux.
Bien entendu, OSS117 a raison : « le monde bouge, et il bouge vite ». Il n’y a pas de « fin de l’Histoire », car l’historicité est le propre de l’humain face à l’animal qu’il est condamné à ne plus être.
Ne pas oublier notre devoir, nous occidentaux, « riches », « insiders« , auto-satisfaits : si nous avons perdu de vue nos propres objectifs, il nous reste au moins à œuvrer pour le bien de ceux qui sont dans l’indigence. Mais toute la question est de savoir : qu’est-ce qu’œuvrer pour leur bien ? Est-ce pour leur offrir ce à quoi nous avons droit et qui nous laisse perplexe ? Est-ce pour les plonger dans le marasme auquel nous sommes confrontés ?
Nous ne croyons plus à notre modèle : la croissance, l’enrichissement continu, l’individualisme stérile, sans valeurs. On en revient aux preuves qui nous obligent à penser un autre monde. Réenchanter le monde, comme cette diversité de peuples et de cultures nous l’offre ? Antonin Artaud a écrit :
Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé que pour sortir, en fait, de l’enfer.
Si l’Occident veut poursuivre son chemin progressiste et être un phare pour le monde, alors il est grand temps pour nous, occidentaux, de régénérer nos volontés, et de rompre avec cette vieille demande passive :
Ils [les bourgeois, les occidentaux] se tournent vers [la littérature], ils la supplient de leur donner des raisons de vivre et d’espérer, une idéologie nouvelle ; jamais peut-être, depuis le XVIIIe siècle, on n’a tant attendu de l’écrivain.
– Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?