Assimilation, intégration, multiculturalisme… et pluralité

Il suffit de prononcer l’un de ces trois mots pour attirer a minima des regards soupçonneux, si ce n’est l’ire épidermique des colporteurs de la bien-pensance rampante. Assimilation, intégration, et pourquoi pas identité nationale, aussi ? De là à être traité de raciste, de fasciste, voire de nazi… mais quelle mouche me pique, d’ouvrir la boîte de Pandore ?

Pandora, John William Waterhouse
« Do not open » : on aurait mieux fait de fermer à clé ! (Pandora, John William Waterhouse)

Toujours pour la même raison : s’il y a des crétins congénitaux qui font mainmise sur des sujets sérieux et cruciaux en prenant en otage les termes du débat, et que d’autres se font leurs alliés, par paresse ou faiblesse, en n’osant plus prononcer ces mots ni respecter l’exigence démocratique du débat d’idées (puisqu’ils se contentent de prendre un air dégoûté et de se boucher le nez), il faut bien qu’il y en ait un qui se fasse tabasser entre le marteau et l’enclume. Bam ! C’est tombé sur moi ! (oh, je n’ai pas de mérite, j’adore ça !)

A rebours

Et si l’on commençait par la fin (ou presque) ?

Si les racines de la (légitime ou pas, on le verra) crispation identitaire sont lointaines, son dernier développement spectaculaire fut le mélange de terreur, de soulagement et de honte provoqué par l’afflux de migrants sur les rives de la Méditerranée. Terreur face à ces « masses agressives venues nous envahir » ; soulagement de la fermeture des frontières ; honte de la trahison de toutes les valeurs humanistes que l’on proclame si haut et que l’on applique si peu.

Mais avant cette épisode paroxystique, il y eut, par « temps calme » (crise économique peut-être, mais pas médiatiquement politique encore : en 2007, un Sarkozy au mieux de sa forme avait mangé le Front National, qui ne réunit alors que 10 % des suffrages, en recul d’un million d’électeurs, d’après cet article, chose inédite depuis 1988 et qui semblerait en 2017 inconcevable), une invention bien étrange sous le gouvernement Sarkozy : un Ministère de l’identité nationale et de l’intégration, et un « débat », mené par Eric Besson. « Débat », avec de très larges guillemets. Car ouvrir un portail Web (http://www.debatidentitenationale.fr/, fermé depuis) et laisser se déverser toute la lie d’Internet, c’est-à-dire des commentaires à l’emporte-pièce et les propos les plus racoleurs et nauséabonds, c’était condamner d’avance une véritable et légitime participation citoyenne, qui demande de tout autres moyens.

Mais cette initiative malheureuse a au moins eu une vertu : décomplexer la xénophobie latente – non pas la faire naître et croître, mais la révéler aux yeux de ceux (politiciens et médias de l’establishment) qui voulaient l’ignorer, agissant en cela comme ils l’ont toujours fait face à des problèmes dont ils n’ont pas la solution (et l’intégration est un de ces problèmes, dont le Front National fait son beurre) : s’enterrer la tête dans le sable en espérant que la tempête passera sans faire de dégâts. Elle était pourtant bien là, la France « rance et moisie », comme le veut désormais l’expression consacrée – celle de Sollers en 1999 :

La France moisie a toujours détesté, pêle-mêle, les Allemands, les Anglais, les Juifs, les Arabes, les étrangers en général, l’art moderne, les intellectuels coupeurs de cheveux en quatre, les femmes trop indépendantes ou qui pensent, les ouvriers non encadrés, et, finalement, la liberté sous toutes ses formes.

Tout ce qui n’était pas Sollers était moisi ; tout comme, à partir de 2015, tout ce qui n’est pas Charlie est aussi moisi. Heureux les tenants de la pensée unique ! Qu’ils soient à jamais aux côtés du Père, dans le Camp du Bien ! Plus sérieusement, cette France que Sollers qualifia avec mépris de « moisie », faisant par ce biais bien davantage le jeu du Front National que sa critique virulente (car que représente Sollers pour une majorité d’individus – de France et du monde entier, d’ailleurs -, sinon le bourgeois parisien par excellence ?), cette France qui fut d’abord la cocue de la dernière révolution avortée, cette France dont on perdit la trace ensuite, puis que l’on décida sciemment, enfin, de ne plus entendre (voir les recommandations de Terra Nova) car ce qu’elle exprimait sonnait mal à de vertueuses oreilles, et que l’on abandonna donc à d’infâmes semeurs de peurs, aviveurs de colères sans lendemain et flatteurs de la bassesse égoïste, cette France-là était aussi vouée aux gémonies et déshonorée. C’est qu’elle l’avait sans doute bien mérité. Mais quelle meilleure manière de rabaisser tout un peuple, que de ne lui laisser que le choix du pire : être insulté par ses propriétaires-grands-bourgeois-aristocrates-donneurs-de-leçons (« ah ! Ces cochons de bouseux ! ») ou flatté et trompé par la lie de l’humanité (« infligez la brutalité que l’on vous inflige ! »). Enfin, on posera cette question : s’il existe une « France moisie », qui l’a laissé (ou fait) moisir ?

L’ouverture en 2007 du Ministère de l’Identité nationale et l’essai infructueux de débat qui s’ensuivit ont permis de raviver les vieilles oppositions et d’entendre prononcer nombre d’inepties simplistes par les caricatures vivantes que sont :

  • les angéliques universalistes droits-de-l’hommistes, en voie de disparition au sein de la population mais disposant encore de leurs représentants « bons clients intellectuels » auprès des médias (ou travaillant au sein desdits médias, ce qui est encore plus pratique ; ex: Edwy Plenel, Michel Wieviorka),
  • les cyniques mondialistes bon teint, rois de l’ouverture pour tout ce qui peut permettre d’accroître le profit : baisse des coûts de main d’œuvre, nouveaux débouchés, etc. (ex : Pierre Gattaz, dernier exemple en date),
  • les rois du consensus mou proclamant fièrement l’identité nationale comme étant par essence un « multiculturalisme à la française » (que seule la France saurait garantir dans le monde…), ou encore un éloge de la fameuse « diversité » – ce qui ne les empêche pas de déchoir de la nationalité les ennemis de cette mal-nommée diversité (c’est donc qu’elle n’est pas si diverse, mais sous-tend des normes bien précises, ce qui les rapproche de la catégorie suivante),
  • les professionnels du « roman national » : historiens (ex : Pierre Nora) ou « intellectuels » médiatiques (ex : Eric Zemmour, Alain Finkielkraut) qui ne cessent d’enraciner la France dans son sol et son Histoire (à tel point que l’on se demande si l’arbre ne pousse pas à l’envers…) et réaffirment la fierté d’être (un bon) Français, c’est-à-dire l’héritier d’une très haute lignée éclatante ( au sein d’une humanité obscure (la « diversité » tant honnie),
  • les xénophobes nationalistes, en plein essor, n’ayant qu’à laisser parler les « idiots utiles » droits-de-l’hommistes, patrons-mondialistes et défenseurs de la « diversité oui-oui » qui, tout en s’invectivant les uns les autres, laissent un boulevard aux doctrines de l’isolement sécuritaire et de la primauté à l’identité « de souche ». Il ne leur reste plus, face à cette confusion inaudible s’auto-décrédibilisant, qu’à récupérer à bon compte le fonds de commerce de la fierté et du roman nationaux – tout en ignorant hypocritement l’élitisme intellectuel et l’exigence morale qui accompagnent nécessairement cet idéal de la France pour les personnalités qui le défendent (car ces impératifs sont incompatibles avec le discours politique bas du front du nationaliste rabougri, flatteur pervers du « génie »et de l’absolue légitimité du « peuple d’en bas » ou « sans-dents »).

Comment sort-on de cette nasse, fabrique plus ou moins (in)volontaire (qui arrange les uns et fait semblant de déranger les autres) de la France « moisie » ?

D’abord, il ne faut en aucun cas procéder comme le sociologue Wieviorka, qui déclare dans Libération, à la question « comment observez-vous ce débat ? » :

C’est tout le contraire de ce qu’il fallait faire. Au lieu de calmer le jeu au moment où se développent des inquiétudes à propos de notre être national – comme l’avait fait Jacques Chirac avec la commission Marceau Long [sur la nationalité, entre 1986 et 1988, ndlr] -, on attise les crispations sur l’immigration.

Éloge du profil bas : on sait qu’il y a un gros problème, donc il ne faut surtout pas faire de vagues ! On se trouve précisément dans la lignée des bien-pensants qui remettent toujours à demain ce qu’il aurait déjà fallu régler hier, ne faisant qu’envenimer la situation – jusqu’à ce qu’elle enfle et explose. Il poursuit :

C’est un débat qui manque de sérénité, de distance et de tenue intellectuelle. Et qui jusqu’ici n’apporte sur le fond aucune idée neuve.

Un débat véritable et aussi essentiel que la question posée d’une identité (nationale) ne peut qu’être agité. Par ailleurs, sur les plans de la « tenue intellectuelle » et des « idées neuves », on attend toujours la contribution de Wieviorka (qui ne profère que des anathèmes stériles).

Il lance des questions culturelles, religieuses et identitaires, au moment où les enjeux les plus cruciaux sont par exemple le chômage, les fermetures d’entreprise ou les problèmes dits de banlieue.

En ignorant, ou feignant d’ignorer, que toutes ces questions sont intimement liées, Wieviorka nous fait du merveilleux saucissonnage intellectuel.

Ce débat conforte des positions de fermeture, de xénophobie et de racisme, plus que d’ouverture. On est loin de la France nation universelle.

Justement, pour que la France puisse encore se prétendre « nation universelle », et parce qu’elle se pense historiquement comme une nation universelle (merci les Lumières !), elle doit placer ce débat en son cœur, qui revient à poser notamment la question de la réalité de l’universalisme dans la situation du XXIe siècle : c’est, plus largement, une question posée à l’Occident dans son ensemble.

Mais pourquoi faire de l’identité nationale un sujet prioritaire ? J’aurais préféré un débat sur la façon de faire face à la crise ou de développer une politique de la ville efficace.

Au-delà du ridicule des propositions de Wieviorka, c’est, encore une fois, raisonner sur des questions de lutte contre des crises (la crise financière d’alors) ou d’autres sujets ponctuels qui sont le pain quotidien d’une classe politique s’accordant au tempo du libéralisme aveugle et ne sont nullement à la hauteur de la politique. Ce sont au mieux des questions tactiques ou organisationnelles qui se posent à un gouvernement, et non une question de fond qui nécessite un débat national – car on ne sait probablement plus débattre, ayant perdu de vue cet idéal démocratique : la question de l’identité nationale est d’une importance capitale et requiert un débat public, de haut niveau, s’insérant dans une perspective de long terme – et surtout pas dans le court terme des échéanciers économico-politiciens.

A la question « regrettez-vous toujours l’existence d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale ? », il répond :

En tant que chercheur, et comme responsable d’une institution de recherche, je suis en contact avec des milieux universitaires du monde entier. Je peux vous assurer que c’est une catastrophe intellectuelle et politique pour l’image générale de la France.

Vue du milieu des clercs, des milieux autorisés qui s’autorisent, des bien-pensants, ou plutôt des « comme-d’habitude-pensants », c’est une catastrophe pour l’image de la France… pour l’image de la France, ou pour le petit prestige du monde de la recherche et la ridicule fierté morale et intellectuelle de quelques donneurs de leçons ?

De mon point de vue, un tel ministère n’a aucunement lieu d’être, car la question devrait irriguer en permanence le politique – tout comme la question écologique ne devrait pas être représentée au sein d’un ministère qui la cloisonne, puisqu’elle est elle aussi une préoccupation primordiale, transverse et permanente. Cette question, c’est celle de l’altérité, de la pluralité et de l’hospitalité. Ou alors, si l’on devait se doter d’un organe gouvernemental, le nommer Ministère des identités, des immigrations et des émigrations. Mais ce faisant, en plus de dénoncer « l’identité » au singulier, qui écrase, oppresse et sent l’intolérance totalitaire, cela aurait été l’occasion de proclamer la permanence des mouvements de population, autant géographiques que culturels et politiques – et la nécessité de les accompagner avec bienveillance, et non de les statufier dans une Histoire figée de mémoires et de commémorations ; comme si l’Histoire était à jamais derrière nous, et qu’il ne nous restait qu’à en être les dévots gardiens.

Était-ce un délit de faciès ou une réalité ? Un débat lancé par Sarkozy ne pouvait-il être que miné ? On n’en saura rien, car le débat fut torpillé avant même d’avoir commencé. Il est plus que dommageable de noter que ce sont ceux qui placent leur éthique de conviction (morale personnelle) au-dessus de tout qui confisquent le débat, uniquement parce que celui qui l’invoque et/ou les termes dans lesquels la question est formulée leur déplaît. Alors, plutôt que d’avoir été les dissolvants, les déconstructeurs d’une question périlleuse, d’avoir joué leur rôle et fait leur devoir d’intellectuels et de citoyens, affirmant leurs opinions au travers d’arguments travaillés, pourquoi ont-ils déclaré la nullité du débat et s’en sont-ils retirés ? N’étaient-ils au fond pas si sûrs d’eux ? Pas capables de sortir du cadre malsain que j’ai présenté ? Sollers invective déjà la France moisie en 1999, parce qu’il ne sait rien faire d’autre à ce sujet : il ne sait pas qui elle est, ni ce qu’elle veut, ni comment lui parler, tout simplement ; elle sent qu’elle lui échappe, qu’elle lui est tellement étrangère qu’elle en devient irrécupérable (pour lui) ; il ne lui reste que l’insulte, arme des vaincus. En tout cas, ces absences ou ces indignations exacerbées ne sont en rien à mettre à leur crédit : il faut les en blâmer, puisqu’à chaque fois, c’est une bataille de perdue – une défaite par forfait.

 

De l’insuffisance intellectuelle à l’insulte

Quel était le biais idéologique de ce débat sur l’identité nationale, qui a fait fuir toute pensée construite ? C’est qu’en abordant la question par la définition de l’identité nationale, d’une et une seule identité nationale française, cela imposait une chose que détestent les universitaires (à juste titre, car cela ne fait pas partie de leur pratique professionnelle stricto-sensu) : prendre parti. Il ne s’agissait pas d’étudier la question de l’identité, mais de proclamer non pas ce qu’était, mais ce que devait être, spécifiquement, l’identité nationale d’un Français. Cela ne revient pas du tout à demander, « dessine-moi le pays où tu habites, et les gens qui y vivent », ce qui reviendrait à rendre une description sociologique, économique, politique, historique, etc. d’un pays à un instant donné, mais au contraire de dire ce qui est l’essence de ce pays et de ses habitants. Par essence, on entend : ce qui doit rester, ce qui doit être intangible et qui fait la caractéristique multi-séculaire, permanente, sacrée de ce territoire et de ce peuple – cette nation. Or, cette démarche n’entre pas dans le cadre scientifique, mais dans celui de la plus pure subjectivité. Il s’agit de proclamer ce dont on rêve, en s’appuyant fallacieusement sur une pseudo-objectivité fondée par des sources historiques, géographiques, culturelles, religieuses, etc. Là est l’arnaque : dire l’identité nationale, c’est écrire le roman national, tout en prétendant que ce n’est pas nous qui l’écrivons, à chaque époque, mais qu’il s’est écrit (forme passive) par l’Histoire : c’est un héritage, un inné (don de notre naissance).

Parmi les pourfendeurs du débat, Marcel Detienne fait une belle critique de cette « mythidéologie » nationale, par exemple dans cet entretien au Point :

Beaucoup d’historiens français sont du cru, ils prétendent que la France est « incomparable » […] En 1986, dans L’identité de la France, Fernand Braudel a tenu à redire que les grottes préhistoriques de Lascaux, c’est « la » France. […]

C’est une folle mythe-idéologie, une fabrication d’historiens qui se mêlent de politique. […] Dans les entreprises de ce genre, on ne compare pas : la France est présentée comme « incomparable », c’est elle qui a fait la vraie Révolution, c’est elle qui a donné Lascaux…

Ces deux vidéos d’entretien à Mediapart résument sa pensée :

 

On comprend que du roman national, on passe rapidement à une glorification nationale, tout cela sans être assumé comme la construction d’un idéal idéologique (chose fort respectable en soi, sinon nécessaire à toute organisation collective). C’est précisément là que le mensonge s’insère : passe encore que l’on proclame être les meilleurs, les plus beaux, les plus intelligents, etc. pourquoi pas ? S’il s’agit d’une exigence que l’on se fixe. Mais l’art du roman national est de proférer cet énorme mensonge : nous ne portons pas la qualité de ce que nous sommes par notre responsabilité et notre liberté présentes, mais par un héritage. De là le mythe, la croyance, la religion, et, surtout, l’ignorance malsaine et dangereuse : le roi est issu de droit divin, l’Aryen est la race supérieure, etc. Croire qu’il existe quelque chose d’intrinsèque, que l’on ne peut retirer parce qu’elle tire son origine de la naissance, qui s’inscrit individuellement et collectivement, voilà une chose qu’aucune raison, qu’aucune objectivité ne peut prouver. C’est une proclamation subjective. Il faut alors dire, en préambule d’un débat sur l’identité nationale : « nous invitons les croyants à venir communier ». Quant aux athées ou aux agnostiques, ou aux croyants d’une autre religion : « cela ne vous regarde pas ». Voilà pourquoi il y eut autant de refus à cette invitation : c’est qu’on ne voulait pas aller à la messe.

Mais exposer le mythe au grand jour, le découvrir, ce n’est pas encore assez, ça ne répond en rien à l’injonction :

– Je refuse d’affirmer une quelconque identité nationale qui n’est qu’une fabrication idéologique, dit l’intellectuel averti (qui en vaut deux).

– D’accord, mais qu’avez-vous à nous dire, dans ce cas ? demande le bon peuple.

– Moi, je peux éclairer votre lanterne, répond le professeur d’université.

– Nous voulons savoir qui nous sommes, et ce que nous devons faire, demande le peuple avide.

– C’est à vous de le construire, je ne peux que vous donner des outils.

– Alors, vous ne nous servez à rien, nous nous débrouillerons bien sans vous. Sortez et laissez-nous dire qui nous sommes.

– Mais vous le dites mal ! s’insurge l’érudit.

– Ce n’est pas à l’outil de concevoir les plans. Si vous voulez devenir architecte, présentez-nous votre projet ; sinon, attendez que l’on vous sonne – si jamais nous vous trouvions une quelconque utilité.

L’intellectuel partit, furieux, et jura qu’il détestait ces gens moisis !

Et puisque le débat a cessé à ce stade (et n’a en réalité même pas démarré), c’est à ce stade que je le reprends.

 

Échelles des identités

Mettre l’identité au pluriel, c’est poser la problématique du cadre de l’identité, ou de son périmètre : s’il existe à la fois une et des identités, quelles échelles faut-il adopter afin d’observer alternativement une identité et des identités ?

Par « une identité », on entend un ensemble de caractères communs, une uniformité qui permet de réduire un individu (échelle minimale, quoique…) ou un ensemble d’individus à une abstraction schématique. « Des identités », par opposition, désignent un individu (et ses multiples « moi » ou « je ») ou un ensemble d’individus qui n’est pas factorisable par le biais de dénominateurs communs : l’altérité est indéniable.

Dans ce cadre, si l’on raisonne en fonction de différentes échelles (ou périmètres), on obtient différentes conséquences à la proclamation de l’identité ou des identités :

A l’échelon global (mondial), l’identité universelle de l’homme se réduit à des critères biologiques (ainsi l’histoire du racisme est une recherche des différences biologiques entre l’homme « blanc » d’un côté et l’indigène divers de l’autre, afin de distinguer l’homme de l’animal), que certains cherchent sournoisement à prolonger en « droits naturels », puis en « Droits de l’Homme » (et même du Citoyen, cette autre identité propulsée par l’universalisme). A cette échelle, dire « les identités » ne se conçoit pas (excepté pour un raciste), sauf peut-être au temps de nos lointains ancêtres, quand se côtoyaient Homo Sapiens, Erectus et Neandertal : on englobe cette pluralité d’identités humaines en une identité autre que l’on nomme « hominidés ».

Quel est l’échelon inférieur ? Peut-être est-ce dans l’opposition entre la civilisation et les civilisations. Pour les tenants de « la » civilisation, c’est-à-dire de l’idée d’un monde « civilisé », il existe deux identités humaines : l’homme civilisé, qui fait partie de la civilisation, et le sauvage (ou barbare – celui qui est étranger). Manichéisme qui, bien qu’il ait été lourdement critiqué (on pense à toutes les expressions anti-impérialistes et anti-colonialistes), continue probablement de perdurer dans une majorité de pensées et d’actes : il marque la poursuite de l’idéal universaliste, d’une morale pour l’humanité (morale d’origine occidentale, cela va sans dire). Huntington écrit, dans Le Choc des civilisations :

Être civilisé serait bien, ne pas l’être serait mal. Le concept de civilisation a fourni une norme et, durant tout le XIXe siècle, les Européens ont déployé beaucoup d’énergie intellectuelle, diplomatique et politique à concevoir des critères servant à évaluer si les sociétés non occidentales étaient assez « civilisées » pour être acceptées comme membres du système international dominé par l’Europe. En même temps, on s’est petit à petit mis à parler de civilisations au pluriel. Cela supposait de « renoncer à définir la civilisation comme un idéal ou plutôt comme l’idéal » et de rompre avec l’idée qu’il existerait une seule norme de la civilisation, « restreinte à un petit nombre de peuples ou de groupes constituant ‘l’élite’ de l’humanité », selon la formule de Braudel. Il y aurait en fait plusieurs civilisations, chacune étant civilisée à sa façon.

A l’échelon inférieur se trouvent donc « les » civilisations. Qu’est-ce qu’une civilisation ? Huntington produit une synthèse à partir de la multitude de penseurs qui ont étudié la question :

Pour Spengler, la civilisation est « le destin inévitable de la Culture […], le degré de développement le plus extérieur et le plus artificiel dont l’humanité est capable […], une conclusion, le produit succédant à la production ». […] La culture est l’élément commun à toutes les définitions possibles de la civilisation. […]

Les civilisations, comme le soutient Toynbee, « englobent sans être englobées par les autres ». Et Melko de poursuivre en ces termes : « Les civilisations se caractérisent par un haut degré d’intégration. […] Si une civilisation est composée d’Etats, ceux-ci auront plus de relations les uns avec les autres qu’avec des Etats qui n’appartiennent pas à cette civilisation. Ils se battront plus entre eux et auront plus de relations diplomatiques. Ils seront plus interdépendants économiquement. Ils seront traversés par les mêmes courants esthétiques et philosophiques. »

De Gaulle décrit à la serpe, dans Mémoires d’espoir, sa vision civilisationnelle de la Communauté européenne :

Pour moi j’ai, de tout temps, mais aujourd’hui plus que jamais, ressenti ce qu’ont en commun les nations qui la peuplent. Toutes étant de même race blanche, de même origine chrétienne, de même manière de vivre, liées entre elles depuis toujours par d’innombrables relations de pensée, d’art, de science, de politique, de commerce, il est conforme à leur nature qu’elle en viennent à former un tout, ayant au milieu du monde son caractère et son organisation.

Huntington souligne un autre facteur de définition des civilisations : leur durée :

Elles [les civilisations] évoluent, s’adaptent et constituent les modes d’associations humaines les plus résistants. Ce sont des « réalités d’une extrême longue durée ». Leur « essence unique et particulière » réside dans leur « continuité historique durable. Une civilisation est en fait la plus longue des histoires ». Les empires naissent et meurent, les gouvernements vont et viennent, les civilisations restent et « survivent aux aléas politiques, sociaux, économiques et même idéologiques ». « L’histoire internationale, conclut Bozeman, démontre la thèse selon laquelle les systèmes politiques ne sont que des expédients transitoires à la surface des civilisations et que le destin de chaque communauté unie par la langue et la moralité dépend fondamentalement de la survie de certaines idées structurantes de base autour desquelles les générations successives se sont rassemblées et qui symbolisent donc la continuité de la société.

A cette échelle, on ne peut penser l’identité au singulier que si une civilisation venait à dominer toutes les autres, c’est-à-dire si le monde entier appartenait à une seule civilisation. C’est, d’une certaine manière, le rêve des promoteurs de « la » civilisation – et la seule civilisation qui perdurerait serait bien entendu la leur. Il faut donc sortir immédiatement de cette logique expansionniste, prédatrice, objectiviste et mondialiste de domination. Penser et fonder une civilisation, et tenir ferme aux fondamentaux culturels de sa civilisation ne doit pas signifier écraser les autres civilisations, ou se proclamer « la » civilisation : car dans ce cas, le geste libérateur (pour soi) devient une oppression (pour les autres).

Répondre à la question de ce qui compose une civilisation permet de passer à l’échelon inférieur. Huntington :

Une civilisation peut englober une ou plusieurs unités politiques. Celles-ci peuvent être des cités-Etats, des empires, des fédérations, des confédérations, des Etats-nations ou des Etats multinationaux et elles adoptent des formes de gouvernement très diverses. […] A la limite, une civilisation et une entité politique peuvent coïncider. […] La plupart des civilisations, toutefois, contiennent plus d’un Etat ou d’une entité politique.

 

La nation comme unique échelon de l’identité

L’identité nationale est par conséquent inféodée à (ou confondue avec) la civilisation à laquelle cette nation appartient. Pour un nationaliste, il n’existe pas d’échelon inférieur d’identité : l' »entité politique » État-nation constitue non seulement le socle indivisible de l’identité, mais encore la seule organisation politique à même de faire respecter cette identité : l’empire est trop large (il contient des identités), la cité-Etat est trop petite (trop cosmopolite, et on y voit déjà des quartiers aux identités distinctes) et les fédérations sont trop morcelées. Non, décidément, l’Etat-nation est ce qu’on peut faire de mieux – c’est même la seule chose à faire. La proclamation de l’identité nationale est une glorification de l’idée de nation, et vice-versa.

Évoquer toute notion d’identité à l’échelon inférieur, c’est donc déclarer la guerre à la nation. Mais évoquer l’identité à l’échelon supérieur, c’est aussi déclarer la guerre à la nation. Le nationaliste confond systématiquement son pays et sa civilisation : c’est pour lui l’unique périmètre où se noue l’identité. Le roman national, la nation éternelle et divine, les racines, le génie, etc. il a besoin d’évoquer un bestiaire bien de chez lui, qui le fait se sentir lui-même, héritier d’ici et pas d’ailleurs, n’ayant de compte à rendre qu’à sa lignée, conservateur d’une mémoire monolithique. Il renie la civilisation, car elle pourrait venir d’ailleurs, avant lui, sentir l’exotisme et la bigarrure, et en outre lui survivre, ailleurs encore. Quant à l’échelon inférieur, il porte un regard bienveillant et condescendant sur ce qu’il nomme « le folklore » ou la « couleur locale » ; il se félicite d’avoir pour cette diversité une tolérance apaisante et ferme, qui lui rappelle la grandeur de son pays, dresseur de sauvages. Il est dans le contrôle et la statuaire, figé hors du temps.

A l’échelon inférieur s’agitent pourtant des forces vivaces : régions, villes, pays et communautés qui échappent au découpage administratif national et se désignent pourtant d’un nom qui n’est pas celui d’un autre, parlent une langue qui n’est pas nationale, se reconnaissent par des modes de vie, des traditions, un vocabulaire, un panthéon local, une gastronomie, des coutumes vestimentaires, une architecture ou encore des pratiques religieuses qui n’appartiennent qu’à eux. Les nationalistes les aiment le week-end, en vacances ou sur des cartes postales, mais du lundi au vendredi, hors jours fériés, tout ce petit monde doit remiser son fatras vernaculaire, arborer fièrement l’identité nationale, saluer le drapeau et chanter l’hymne au garde-à-vous. Le nationaliste pense que sans un Etat-nation interventionniste sur le plan du droit et des mœurs, la vie en commun est impossible. C’est une déformation de la vision de l’Etat, qui veut perdurer coûte que coûte en tant qu’entité uniforme, quitte à recourir à des moyens non-démocratiques (qui contredisent donc son identité romancée) : pour éviter les forces centrifuges qui émanent naturellement du processus de pluralité humaine, il tente de forger une « identité nationale » fondée sur une histoire et une culture communes.

Dire « l’identité nationale », c’est non seulement vouloir homogénéiser ce qui n’est pas, historiquement, homogène (il suffit de constater combien de guerres civiles et de luttes partisanes ou locales ont par exemple enflammé la France au cours de son Histoire), mais c’est aussi nier tout héritage qui n’est pas national, toute influence qui serait soit civilisationnelle, soit infra-nationale (puisque la nation absorbe des populations, par la conquête ou par l’immigration). Les lois et l’éducation sont le bras armé de l’Etat-nation pour parvenir à ses fins : le roman national est le leurre qui consiste à substituer une unité d’apparence à la pluralité historique. C’est une fiction qui à la fois célèbre la naissance mais interdit le renouveau : il faut que la nation ait été fondée en grandes pompes, par les actes glorieux de héros nationaux, mais ils sont à jamais et pour toujours passés. La « France éternelle », par exemple, dit l’immobilisme et l’absence de projection vers un avenir qui reste par définition à écrire ; seul le passé est certain (on nous en raconte en tout cas la glorieuse histoire). Les grands actes, les grandes idées de demain, ceux qui amènent les grands bouleversements, ne peuvent être le fait que de crapules et de traîtres – de mauvais Français, haineux de la France. Il faut pourtant admettre, comme nous dit Lévi-Strauss, que :

Toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent.

Le nationaliste ne veut pas en entendre parler : il faut que le peuple soit autochtone, « né de la terre », comme le veut la mythologie grecque (« un autochtone – en grec ancien ἀυτόχθωνος / autókhthônos, de ἀυτός / autós, « le même » et χθών / khthốn, « la terre » – désigne un enfant né de la terre »), mais on ne peut naître qu’une fois, n’est-ce pas ? La France est née, elle possède un extrait de naissance que le nationaliste ne cesse de brandir: drôle de personnification, ruse rhétorique. L’identité nationale est incontestable, comme on ne peut contester l’identité d’un individu. Pourtant, même un individu change, et même un individu ne peut être réduit à une seule identité. Mais cela, le nationaliste veut l’ignorer. Il ignore par conséquent qu’il est en train de vénérer un mort : il ressasse une histoire terminée, le roman national, qui est une biographie posthume. Ce texte expose l’écart entre mêmeté et ipséité, révélateur de la confusion nationaliste :

Pour Paul Ricoeur, la mémoire est ce qui atteste la continuité de l’existence et la permanence du soi-même. […] Quelle que soit la solution choisie pour définir la nation, elle [la mémoire] risque, au nom de ce qu’elle est, de sombrer dans la « déraison identitaire ». […]

Maintenir l’identité débouche souvent sur la confusion entre l’identité ipse (l’identité comme fait d’être soi-même à travers le temps) à l’identité idem (le fait de rester le même). Ce sont les deux sens du même mot identité qu’il exprime par deux néologismes tirés du latin (l’anglais par exemple distingue self et same), l’ipseité et la mêmeté. Passer de l’une à l’autre, c’est passer « de la souplesse, propre au maintien de soi dans la promesse, à la rigidité inflexible d’un caractère, au sens quasi typographique du terme ».

Il faut aussi, au gré des circonstances historiques, qu’une nation sache renaître, c’est-à-dire se refonder, faire acte politique de refondation (extrait de ce texte) :

Pour Habermas en effet, « le retour à une identité qui se constitue sur la base de l’histoire nationale est une démarche qui ne nous est plus permise ». Marqué par la tragédie, le XXe siècle oblige après Auschwitz à prendre en charge et assumer de manière critique le passé et donc à redéfinir une identité désormais post-traditionnelle. […]

« Un engagement, ancré dans des convictions favorables aux principes constitutionnels universalistes, n’a malheureusement pu se forger dans la nation culturelle des Allemands qu’après – et à travers – Auschwitz. […] Quiconque entend rappeler les Allemands à une forme conventionnelle d’identité nationale, celui-là détruit la seule base solide de notre attachement à l’Ouest. »

« L’attachement à l’Ouest » signifie l’appartenance à la civilisation occidentale de l’Allemagne : cela démontre que l’identité nationale ne peut qu’être incluse dans une identité civilisationnelle. Néanmoins, Habermas ne propose pas une conception politique a-culturelle ou anhistorique :

Rejoignant ce que dit Braudel dans L’identité de la France, une « nation ne peut être qu’au prix de se chercher elle-même sans fin, de se transformer dans le sens de son évolution logique, de s’opposer à autrui, de s’identifier au meilleur, à l’essentiel de soi […] toute identité nationale implique, forcément, une certaine unité nationale ».

Mais « se chercher soi-même » et « se transformer dans le sens de son évolution logique » sont, à l’échelle d’une nation, des actes strictement politiques qui consistent à décider ce que l’on veut trouver en soi (définir son identité), et comment l’on souhaite évoluer. Se référer à une quelconque identité nationale gravée dans le marbre pour résoudre ces questions revient à faussement nier le politique, comme si tout allait de soi, qu’il suffisait de se conformer à une ligne directrice imaginaire tracée par cette identité donnée en héritage : c’est en réalité user d’un argument d’autorité afin de faire prévaloir sa politique.

 

Nation et communautés : ouverture ou fermeture ?

Au-dessus de l’individu et à l’échelon infra-national se trouvent des communautés humaines qui échappent (out tentent d’échapper) à la mainmise régulatrice de leur Etat de tutelle. On y trouve des populations qui font des choix de vie. Le nationaliste utilise la matrice sociologique de Tönnies afin de discréditer ces situations communautaires :

Dans sa sociologie, Tönnies utilise l’approche psychologique à travers deux sortes de volonté ; volonté organique (Wesenwille) : volonté de l’être, volonté essentielle, spontanéité, authenticité ; et volonté réfléchie (Kürwille) : choix, décision, libre-arbitre. Ces notions lui permettent d’expliquer le passage de l’individu de la communauté (Gemeinschaft) vers la société (Gesellschaft).

En caricaturant cette grille de lecture, le nationaliste conclut que « l’individu de la communauté » est comme un bon sauvage, spontané et ignorant, tandis que « l’individu de la société » (donc, de l’Etat-nation) est le détenteur de la rationalité. Cet arrangement impose que tout lien communautaire est d’ordre traditionnel, familial ou tribal, donc fermé, tandis que le lien créé par la société instituée ouvre des perspectives individuelles, « concurrence notamment sociale et économique avec autrui ». On retrouve donc le schématisme de la pyramide des besoins de Maslow, avec le renversement traditionaliste que j’ai déjà décrit ici. Le présupposé est le suivant : c’est la communauté qui oppresse, et la nation qui libère. C’est la thèse de Renan, grand propagandiste de la nation :

Rappelons Renan pour qui « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs » créait « le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ». Cet héritage, dans lequel chacun peut se fondre, c’est la Nation. La France n’est pas une auberge espagnole où l’on peut apporter son propre système de valeur sans prendre garde à celui, complexe et solide, qui y mature depuis des siècles.

« L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion » disait Renan, et cette « grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation ».

Que l’Histoire des nations soit une série d’atrocités inutiles, que les Etats puissent être objectivement considérés davantage comme des criminels que des bienfaiteurs, n’ayant jamais hésité à vilipender et exterminer leurs opposants, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de leurs frontières, cela ne choque jamais le nationaliste. Il proclame la liberté (« L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion ») tout en écrasant toute discordance avec le « riche legs de souvenirs » et « l’héritage qu’on a reçus indivis », c’est-à-dire, justement, la race, la langue et la religion : schizophrénie ? Si l’on considère la définition de société ouverte par Karl Popper, dans La société ouverte et ses ennemis :

Une société ouverte est une société dans laquelle les dirigeants politiques peuvent être remplacés sans bain de sang, à l’inverse des sociétés fermées dans lesquelles un coup d’État est nécessaire. […]

Dans une société ouverte, chaque citoyen peut se former sa propre opinion, ce qui nécessite la liberté de pensée et d’expression ainsi que les institutions culturelles et légales qui les facilitent. Une société ouverte est également pour Popper pluraliste et multiculturelle, pour disposer du plus grand nombre de points de vue.

Concernant la pluralité des opinions, on peut fortement douter qu’un Etat-nation, ramenant sans cesse sa population à son unique et indépassable identité nationale, soit l’organisation politique la plus à même de garantir des points de vue divergents. En ce qui concerne son caractère multiculturel, j’y reviendrai plus bas, mais on voit d’ores et déjà qu’il semble s’opposer à l’identité nationale. Dans la poursuite des idées de Tönnies, Popper oppose les communautés traditionnelles et les sociétés ouvertes par la capacité des individus à agir « personnellement » :

[Popper] propose également la distinction entre des sociétés ouvertes dans lesquelles les individus agissent personnellement et les sociétés magiques, tribales ou collectivistes. Ces sociétés ne différencient pas ce qui relève du droit naturel et ce qui relève de la coutume.

Une « société magique qui ne différencie pas ce qui relève du droit naturel et de la coutume » : est-ce que la sacralisation de la nation n’entre pas dans cette définition ?

Friedrich Hayek, dans son ouvrage Droit, législation et liberté, enfonce le clou :

Ce fut lorsque l’on passa de la société de face à face, ou du moins du groupe restreint composé de membres connus et reconnaissables, à la société ouverte, abstraite, qui n’était plus soudée par des buts communs, mais seulement par l’obéissance aux mêmes règles abstraites.

Hayek présente d’abord la société ouverte comme celle qui en a fini avec l’idéologie – ce qui le place d’ailleurs comme initiateur du courant de pensée anti-totalitaire néo-libéral (libéralisme aveugle). A quoi nous sert d’obéir à ces règles abstraites, s’il n’existe plus aucun but à poursuivre ? Hayek répond :

Ce que l’homme eut le plus de mal à comprendre, fut probablement que les seules valeurs communes d’une société ouverte et libre n’étaient pas des objectifs concrets à atteindre, mais seulement des règles de conduite abstraites admises par tous, lesquelles assuraient le maintien d’un ordre tout aussi abstrait qui procurait simplement à l’individu de meilleures perspectives de réussite dans ses initiatives, mais ne lui ouvrait aucune créance sur des biens particuliers.

Encore et toujours l’individu « personnellement » impliqué dans la poursuite de « ses initiatives ». Cette critique des communautés traditionnelles devant s’effacer devant la volonté toute puissante de l’individu peut aussi bien s’appliquer au mythe de l’identité nationale. Il n’y a peut-être pas de rupture plus prononcée avec la tradition de l’Etat-nation que cette doctrine néo-libérale. Communautés et nations se trouvent sous le feu d’une même critique : la nation n’a pas transcendé les communautés, elle a simplement lissé ces communautés (au moyen de la violence, si besoin) en une instance englobante, monopole de la violence légitime comme de la culture et de l’identité légitimes.

S’il s’agit toujours de « fermer » un ensemble sur lui-même, c’est parce que, précisément, un ensemble ne peut être défini que par ses limites. Ce que le libéralisme d’un Hayek croit pouvoir construire, c’est un consensus social fondé sur une abstraction, hors sol. Mais rien de tel n’a jamais existé qui représente un peuple : une technostructure comme la Communauté européenne est sans cesse rejetée par les peuples (Grecs, Britanniques, Français, Néerlandais, etc.) qui sont censés la composer. Peut-être que l’Europe, conformément à ce que de Gaulle a écrit (nonobstant les caractéristiques communes qu’il invoque, qui sont inexactes et insuffisantes), est une civilisation, mais une civilisation n’est pas un gouvernement, comme l’écrit Huntington :

Puisque les civilisations sont des entités culturelles et non politiques, elles n’ont pas pour fonction de maintenir l’ordre, de dire le droit, de collecter les impôts, de mener des guerres, de négocier des traités, en un mot d’accomplir ce qui est la tâche des gouvernements.

D’autre part, comment une absence complète de représentativité de ces « règles abstraites » pourrait-elle permettre à des hommes libres d’agir librement, c’est-à-dire, très précisément, de pouvoir discuter ces règles ? Cette idéologie d’ouverture abstraite conduit à la décomposition de toute forme d’organisation sociale, donc d’espace public, donc de politique, donc de liberté.

Il n’y a donc pas d’échappatoire à un certain niveau de fermeture, qui est le cadre constitutif au sein duquel peut s’exercer une certaine démocratie – non pas la démocratie, mais un pouvoir politique que s’octroie un certain peuple à lui-même à travers une organisation sociale qui lui est propre. Si ni la nation ni la communauté ne peuvent jamais être ouvertes intégralement, sous peine d’être aussitôt dissoutes en tant qu’entités politiques et culturelles, on ne peut non plus affirmer qu’elles en sont par conséquent fermées. Face à cette opposition manichéenne (ouvert/bien contre fermé/mal) que voudraient instaurer les néolibéraux Hayek et consorts, Marcel Gauchet, dans cet entretien, déclare :

Il y a une réprobation sur l’idée d’appartenance en fonction de la culture. Il est vrai qu’il y a eu un mode primitif d’appartenance, avec l’idée d’élection du genre « il n’y a que nous de vrai, les autres n’appartiennent pas vraiment à l’humanité », un mode agressif de reconnaissance d’appartenance. Mais il y a un mode rationnel, pluraliste, tout à fait différent, qui signifie essayer de se comprendre soi-même dans sa particularité par mesure des autres et de la compréhension des autres dans leur logique propre. Le sentiment d’appartenance et le fait de faire fond dessus n’implique aucunement la mobilisation de ressorts agressifs.

Cette citation peut aussi s’appliquer contre ceux qui proclament que la nation serait par nature moins fermée que la communauté. Seule une étude empirique peut permettre de définir le degré de fermeture ou d’ouverture de chaque société considérée.

Mais une communauté peut-elle persister tout en abandonnant l’ordre traditionnel qui la caractérise ? Et une nation peut-elle perdurer si elle se départit du roman national qui forge l’esprit de sa population ?

 

Un système d’équations

Il existe une communauté qu’en tant qu’êtres humains, nous fréquentons en permanence : c’est le microbiote. Car en réalité, nous sommes habités par 100 000 milliards de bactéries, alors que nous ne disposons « que » de 10 000 milliards de cellules : 90% des organismes qui composent notre corps nous sont « étrangers ».

Le fait que nous soyons composés majoritairement de bactéries peut sembler inquiétant, mais il est clair que les bactéries sont ici pour notre bien et sans eux nous ne pourrions pas survivre longtemps. Cette interaction entre les bactéries et l’homme, est pour la plupart symbiotique.

Sans ces bactéries, nous ne pourrions pas survivre, et ces bactéries n’auraient pas d’existence sans nous : le tout forme un écosystème indissociable. Mais la société des hommes n’est jamais aussi parfaitement agencée que la nature ; il n’existe aucun processus « naturel » qui permette aux hommes de coexister comme cette symbiose bactériologique. J’ai déjà écrit que le « droit naturel » n’a rien de naturel et tout d’humain, trop humain. Il a fallu forger nos lois, et elles sont au nombre de trois :

  1. l’intégration,
  2. l’assimilation,
  3. le multiculturalisme.

Ces trois modes de coexistence définissent non pas les relations entre les hommes (ce sont l’altérité et la pluralité), mais les relations entre les hommes et les sociétés, ou entités politiques, qui recouvrent le monde.

Schématiquement, ces trois modes peuvent être résumés par le système d’équations suivant :

  • 1+1=1 : assimilation : le nouvel arrivant se fond dans la culture uniforme de la société d’accueil en abandonnant toute culture antérieure. C’est le modèle traditionaliste, nationaliste (xénophobe) ou théocratique : se convertir, faire preuve de qualités pour gagner sa place, ou être rejeté, demeurer un citoyen de seconde zone voire un esclave.
  • 1+1=1,5 : intégration : le nouvel arrivant adopte la culture d’accueil dominante mais peut conserver certains traits culturels non-ostensibles et mineurs : le fait privé ne doit pas être revendiqué ni prendre le pas sur la chose publique. C’est le modèle traditionnel de l’Etat-nation, le melting pot.
  • 1+1=2 : multiculturalisme : chacun reste soi, l’identité s’impose à la chose publique. C’est le modèle multiculturel, ou communautariste, le salad bowl.
melting pot et salad bowl
Bouillie marron ou confettis fluo ? Bon appétit !

On notera au passage qu’un modèle de type « raciste », fondée sur le droit du sang, implique une rupture irréconciliable entre l’indigène et l’étranger, sinon par l’abâtardissement, qui ne constitue pas pour les racistes une chance, mais une tragédie : l’inéluctable dévoiement de la race.

 

L’assimilation consiste pour une société à ingérer des éléments exogènes (étrangers) et à les transformer en nouveaux éléments organiques, devenus indissociables et indifférenciables du corps existant, qui constituent dorénavant ce corps. La société assimilatrice ne devient jamais ce qu’elle mange, mais ce qu’elle mange devient elle-même. Contrairement à l’intégration, on détruit ces éléments externes pour en produire de nouveaux, internes.

Une société purement assimilatrice est enfermée dans son fonctionnement, ne pouvant s’adapter à l’inexorable changement qu’au moyen d’une longue refonte interne générant nécessairement une crise de son identité. Quelle que soit sa doctrine, elle repose sur l’hypothèse que « ce qui a marché marchera », et qu’il est donc inutile de changer (ce qui tombe bien, car elle ne le souhaite pas). Son évolution, son développement, sa croissance sont limités par les présupposés de sa fondation, par définition imparfaite (car même Dieu n’a pas créé un monde biologiquement fini, mais en évolution constante). En outre, reposant sur la croyance en sa force intérieure, organique, elle sous-estime le fait que le renouvellement générationnel, la naissance, est le plus puissant facteur de changement – un changement d’en-dedans, et non une menace d’en-dehors : tous les moyens mis en œuvre pour garantir l’acculturation des immigrés ne sont rien à côté des prouesses d’endoctrinement et de coercition qu’il faudrait mettre en œuvre pour maintenir une population autochtone en état de statu quo. Enfin, il est probable que l’ambition de réduire les échanges avec l’extérieur afin de garder son autonomie et de se prévaloir de toute influence étrangère la condamne à ne bénéficier qu’en retard (ou jamais) des diverses avancées émergeant d’autres sociétés, fragilisant cette société et la désignant inexorablement comme rétrograde.

 

La mécanique d’intégration ressemble aux relations d’écosystème entre des éléments extérieurs à soi, d’une certaine manière étrangers à son corps, mais avec lesquels la proximité des échanges est telle que les uns sans les autres ne peuvent survivre. Mais il existe néanmoins un corps à part, une centralité, un porteur, un élément primordial qui conditionne l’existence et la persistance de l’écosystème : avec la mort du corps, c’est l’écosystème qui disparaît. La conscience partagée de la nécessité d’un accord symbiotique, fondé sur des règles respectées par tous et qui s’imposent sans délibération, est le critère de réussite du phénomène d’intégration.

Une société strictement intégrationniste (où l’on suppose théoriquement qu’aucun nouvel arrivant n’est jamais assimilé – donc qu’il reste fermement attaché à certains principes extérieurs à la société qui l’accueille) devrait sans cesse veiller à ce que sa base indigène primaire croisse démographiquement toujours plus vite que l’ensemble des populations nouvellement arrivées et leur descendance. Sous peine de disparaître (ou de devenir un élément périphérique de l’écosystème, et non plus central), elle ne peut que limiter l’immigration pour conserver la domination des individus constituant le corps central, ou favoriser les individus du corps central si elle laisse l’immigration aller son cours.

 

Que l’on parle d’assimilation ou d’intégration, la problématique est identique : il s’agit de trouver le moyen de persister comme soi-même, d’éviter des pertes progressives et irrémédiables de parties de soi. La société évolue nécessairement : elle se décentre, ou se désaxe. Une société statique et centrée, souhaitée comme telle, est un totalitarisme doublé d’un mythe – celui de la société éternelle, anhistorique, règne de l’interdit et du présent définitif, figée dans son idée de perfection : c’est la fin de l’Histoire. Toute évolution, toute naissance, toute (re)fondation et toute politique y sont jugées néfastes. Il n’y a donc pas le choix : il faut qu’une société se demande en permanence ce qu’elle est et ce qu’elle veut devenir, qu’elle préside plutôt que de subir son changement.

Mais faut-il pour cela nécessairement qu’une société choisisse entre assimilation et intégration, cette fausse alternative ? N’y a-t-il qu’une unique politique d’accueil possible à un instant donné ? Si l’on souhaite assimiler les uns et intégrer les autres, alors il faut mener une politique de différenciation, qui assume pleinement que des origines distinctes engendrent des politiques d’accueil distinctes. C’est une politique de l’hospitalité, qui confronte en permanence les exigences de l’accueillant et celles de l’accueilli. Cette confrontation vise à définir le terrain d’entente, à concilier qui garde quoi et qui renonce à quoi, qu’est-ce que l’on conserve de l’apport des accueillis, et de quelle façon l’accueillant en est changé (ou ne change pas). Un universalisme bon teint, droit-de-l’hommiste, en serait outré : « comment ? Distinguer les uns des autres ? Mais il n’y a que des hommes, qu’une espèce humaine, quelle honte, c’est du racisme pur et simple ! » Précisément, pour ce que j’en ai écrit ci-dessus, ce n’est pas du racisme. Deuxièmement, la définition des identités pour une entité politique se fait à son niveau, dans le cadre de sa pratique, et non pas au niveau universel : il faut qu’une entité politique, qui s’établit comme un corps vivant, donne à ce corps les règles et conditions de sa survie. Là est le fait politique. Il faut donc qu’elle décide ce qui sera intégré et ce qui sera assimilé ; en d’autres termes, distinguer ce qui est compatible avec ses normes et peut être adopté en son sein, et ce qui menace ces normes et doit par conséquent être refusé : seule cette délimitation des libertés peut permettre à une société de conserver et de gouverner les libertés qu’elle s’octroie. Et précisément parce que ces libertés sont un équilibre instable, la distinction entre l’acceptable et l’inacceptable est toujours floue et sujette à discussion – donc un sujet politique. Et ce débat doit être mené en toute conscience, transparence et lucidité, afin d’envisager au mieux les conséquences des choix qui seront actés – et que ces conséquences soient pleinement assumées. Huntington écrit, dans Le choc des civilisations:

La théorie de l’emprunt, élaborée entre autres par Frobenius, Spengler et Bozeman, souligne combien les civilisations réceptrices empruntent de manière sélective et garantissent la survie des valeurs de base de leur culture. Presque toutes les civilisations [majeures] non occidentales ont existé pendant un millénaire au moins et parfois pendant plusieurs. Elles sont passées maîtres dans l’art d’emprunter à d’autres tout en assurant leur propre survie.

Huntington prend notamment l’exemple de l’importation et de la confrontation du fait religieux et de la culture :

L’absorption du bouddhisme venu d’Inde a, selon les spécialistes, échoué à produire « l’indianisation » de la Chine. Les Chinois ont jusqu’à présent ardemment vaincu les efforts intenses de l’Occident pour les christianiser. S’ils importent à un moment ou à un autre le christianisme, on peut s’attendre à ce qu’il soit absorbé et adapté de façon à être compatible avec les éléments de base de la culture chinoise.

De même, les Arabes musulmans ont reçu, valorisé et utilisé leur [Huntington cite Bozeman] « héritage culturel hellénistique pour des raisons essentiellement utilitaires. Surtout intéressés à emprunter certaines formes extérieures ou certains aspects techniques, ils ont su dévaluer tous les éléments du corps de pensée grec qui auraient pu entrer en conflit avec « la vérité » telle qu’elle a été établie dans leurs préceptes et leurs normes coraniques fondamentales. »

Dans les cas cités, la hiérarchie des normes est explicite : ce qui est importé doit être transformé pour se fondre dans la culture locale. D’un côté, la religion importée est adaptée : elle est soumise au dieu local, qu’il se nomme par exemple confucianisme pour un Chinois ou républicanisme pour un Français. Le dieu de l’accueilli est accepté si la place qu’il prend est subordonnée au dieu en place : cet acte de contrition implique de reconnaître la souveraineté absolue des normes d’une société sur les normes, même divines, importées. D’un autre côté, toutes les contradictions apportées par une culture ou une religion étrangère aux normes en place sont systématiquement dénigrées. L’objectif de l’assimilation et de l’intégration n’est jamais la recherche d’un consensus, ou, pire encore, la quête de la vérité ; mais, par l’acceptation que des sociétés ont établi leurs vérités, et qu’elles se trouvent souvent en contradiction les unes avec les autres, l’objectif est de faire en sorte d’instituer des règles de vivre ensemble entre des peuples reconnaissant les inconvénients, mais surtout les bénéfices, qu’ils peuvent tirer d’échanges mutuels. Une véritable politique d’assimilation et d’intégration instaure des règles d’hospitalité considérées viables pour la société qui les institue, et non des règles arbitraires et perverses de domination abusive.

 

La plupart des régimes autoritaires savent soit assimiler, soit intégrer, soit aucun des deux, mais jamais manier les deux, ce qui mène généralement (entre autres choses) à leur défaillance. Les Etats non-autoritaires ont souvent abandonné l’assimilation pour ne s’adonner qu’à une intégration dont les exigences de conservation et de respect des valeurs fondamentales (la centralité du corps) ne cessent d’être rognées. Dans les deux cas (société assimilatrice ou intégratrice), cette incapacité à accueillir des éléments externes résulte dans l’apparition de marqueurs au sein de ces sociétés : de telles sociétés composées d’insiders et d’outsiders, ou qui qualifient certains de leurs membres de minorités, c’est-à-dire qui produisent des catégories de populations sensiblement distinctes (ces populations-mêmes se reconnaissant distinctes entre elles), auraient échoué dans leur vocation. Ces sociétés sont en train de mourir : des décombres d’un corps vacillant naissent de multiples autres.

Mais pour certains, cet échec n’en est pas un : c’est un succès, c’est même la solution ! On entre alors de de plein pied dans le modèle multiculturaliste. La notion de minorité y est une chance – minorité visible, qui plus est, ajoute une opportunité toujours bienvenue de voir s’afficher la différence. Ce seul terme de minorité en dit pourtant bien long d’une société qui le glorifie. Minorité s’oppose d’abord à majorité, bien entendu, car il faut nécessairement avoir quelque chose contre quoi s’opposer – c’est tellement plus simple que de créer – et que ce quelque chose soit indistinct importe peu, c’est l’ennemi. Ce systématisme de l’approche montre à quel point la considération véritable de l’autre (et de soi) est ignorée. C’est une anti-individualité, un communautarisme de principe. Ce n’est pas une proclamation positive de la pluralité, mais une dissociation informe de groupes dont l’hétérogénéité attisée n’est souvent que de façade (ce qui est visible), et où l’individu se fond. On assiste alors à la réinstauration du modèle traditionaliste-tribal, où le groupe constitue la fin en soi des individus qui le composent. La stigmatisation est renversée : il faut la proclamer, la médiatiser, prouver son existence, revenir dessus sans cesse, la conspuer bruyamment pour mieux en célébrer les effets – un séparatisme nihiliste et relativiste. Ceux-ci mêmes qui hurlent au nazisme dès qu’ils entendent l’expression « statistiques ethniques » sont les meilleurs promoteurs de l’apartheid ; mais c’est leur apartheid, politiquement instrumentalisé et clientéliste (toujours ce fameux rapport de Terra Nova).

 

Multiculturalismes national et international

On doit aborder la doctrine du multiculturalisme à la fois sous un angle local (national, étatique) et international, car le multiculturalisme est avant tout un universalisme.

Sur le plan national, on en revient encore à la France moisie de Sollers, et à cette majorité qui pue. Dans La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires, Christophe Guilluy montre que cette majorité est à son tour devenue une minorité, délaissée par les partis politiques de gouvernement qui l’ont identifiée comme une force électorale irrécupérable. Dans cet article, il est écrit :

Cette « France des plans sociaux, de l’abstention et/ou du vote FN » s’organise en une sorte de « contre-société », pratiquant la « relocalisation », le « réenracinement social et culturel », « l’attachement à un capital d’autochtonie, à des valeurs traditionnelles ». Toutes choses à l’opposé du projet libéral des partis de gouvernement et de ce qu’il valorise, notamment la mobilité et la diversité. Christophe Guilluy signale par ailleurs que ce phénomène ne concerne pas seulement les « petits Blancs », mais « tous les milieux populaires quelles que soient leurs origines », donnant ainsi lieu à un « vivre-ensemble séparé », afin de se maintenir à l’abri de l’« instabilité démographique et des tensions territoriales liées à l’angoisse de l’autochtone de devenir minoritaire ».

Mais précisément, adopter ce genre de comportement, c’est déjà être en situation minoritaire ! Mais, étrangement, le multiculturaliste n’aime pas ces minorités-là : « regardez comme elles sont inaccueillantes ! Ils se replient sur eux-mêmes ! C’est évident : devenus minoritaires, ils n’en ont pas moins conservé leurs réflexes nauséabonds de majoritaires xénophobes. » Car pour le multiculturaliste, le minoritaire est foncièrement « bon » : il apporte joyeusement sa culture et sa « couleur » locales, qui font chatoyer une société dominante uniformément morne et grisâtre, qui revitalisent ce corps déclinant, à l’agonie. Le minoritaire est par définition celui qui amène un souffle nouveau bienvenu, qui chasse le renfermé. Il est vertueux par nature. C’est une pensée qui paraît sublime, de paix, de dépassement des antagonismes. Qu’est-ce qui l’empêche de s’imposer ? Ce sont les dominants, bien entendu : le courant majoritaire va prendre les postes de pouvoir les plus importants, et vouloir conserver ces postes tout en affermissant sa domination sur la société, par l’héritage notamment. On défend les intérêts de sa famille d’abord, car, selon la formule, « la famille passe avant mon voisin, qui passe avant la nation, etc. » Dès lors, il apparaît naïf de croire que les « dominants » vont volontairement devenir des martyrs, se mettre en péril dans leurs valeurs et leur mode de vie, « se couper un bras » en ne favorisant pas leurs frères et sœurs, leurs filles et fils – c’est-à-dire tous ceux qui partagent une même vision qu’eux, assimilés ou endoctrinés afin de faire perdurer cette même vision.

Le multiculturaliste réclame par conséquent des lois de discrimination positive, afin d’imposer l’émergence d’individus issus de minorités au sein de sphères de pouvoir qui veulent les en exclure. On peut mettre en place toutes les politiques de « discrimination positive », elles ne porteront jamais les fruits qu’un multiculturaliste en espère (le renversement des dominants). D’une part, parce que les « codes sociaux » sont des barrières toutes puissantes, et que pour acquérir les codes sociaux d’une autre culture, il faut devenir membre de cette autre culture : donc, s’assimiler, car on ne peut « tricher » ou jouer la comédie sans être démasqué. En devenant membre à part entière de cette nouvelle société, en épousant ses mœurs et ses idées, on abandonne l’espoir de changer le rapport dominants/dominés et l’on devient soi-même un dominant (un traître à sa « famille »). De plus, certains codes sociaux sont si sélectifs qu’ils ne peuvent être acquis par un individu seul : il faut parfois deux ou trois générations qui s’insèrent (s’assimilent) progressivement pour qu’un individu puisse y accéder ; mais à ce stade, cet individu ne fait plus partie d’une minorité, mais de la majorité : c’est un « natif ». D’autre part, la discrimination positive, de par sa nature même, renforce l’idée du rapport majorité/minorité : elle désigne, indexe, stigmatise l’individu qui doit en bénéficier. Individu qui sera donc étranger au milieu des « natifs », inséré de force, une curiosité dérangeante, un greffon à surveiller : soit la greffe prend (l’individu se plie aux normes en faisant acte de contrition envers elles : c’est-à-dire, en proclamant leur supériorité sur ses normes personnelles, en s’assimilant), soit elle est rejetée (valeurs, comportement ou discours discordant). Sur le long terme, par le changement permanent, les dominants deviennent dominés ou disparaissent, de même que les dominés deviennent dominants, ou que de rebelles aux dominants ils en deviennent les comparses, etc. Toutes les configurations d’évolution sont permises. La discrimination positive n’a rien à voir là-dedans : son influence est probablement nulle dans ces variations longues, elle ne concerne que le destin d’individus isolés.

Au niveau national, le problème de fond réside donc dans la désignation de minorités que l’on oppose à une majorité – et ce, que ce soit une désignation stigmatisante de la part d’une majorité dominante, ou une affirmation revendicatrice de la part de minorités politisées. En refusant l’assimilation, qui pourrait être considéré comme une forme d’empowerment nécessaire permettant d’accéder aux codes de la société d’accueil, le multiculturalisme ne fait qu’entériner cette césure. Marcel Gauchet écrit :

Vivre dans sa culture au sein d’une autre, c’est vivre en marge et dans l’humiliation de ne pas posséder les clés de l’univers dans lequel on est condamné à évoluer. […] Ne pas être socialisé dans la culture dominante, c’est ne pas être armé.

Ainsi, tout roman national associée à une conception multiculturelle de la société est une impasse qui plombe la cohésion des forces majoritaires ou minoritaires en les confrontant perpétuellement et stérilement les unes aux autres.

 

Le multiculturalisme refuse l’assimilation parce que sa doctrine prône, de manière universelle, la diversité des cultures à l’échelle internationale et l’abolition des frontières et des Etats-nations. Il n’y a donc pas, dans cet idéal, de processus d’assimilation ni d’intégration. Les cultures se valent, les peuples disposent librement d’eux-mêmes, la coercition occidentale sur le monde doit cesser. C’est un laisser-aller qui part de postulats dangereux et faux :

  • comme on l’a vu, les minorités sont bonnes par nature et c’est l’oppression des dominants qui les empêchent de s’épanouir dans le bien et crée de la frustration ; en l’absence de domination, les diversités pourront s’exprimer librement et s’accorder les unes aux autres dans une concorde globale ;
  • l’autre est différent de nous, mais on peut discuter et s’entendre avec lui, trouver des points d’accord puisque nous sommes, à l’échelon universel, des hommes pareils.

Ce faisant, paradoxalement, le multiculturalisme est un universalisme relativiste qui s’ignore, car il lisse les aspérités, nie les différences, empêche la considération de l’autre pour ce qu’il est (quelqu’un qui toujours nous échappe et qu’on ne peut cerner) : le multiculturalisme projette sur l’autre un « nous » universel, qui le rend par essence « compatible » avec nous (« en tant qu’hommes, nous nous entendrons, c’est certain »). C’est une hypothèse doctrinaire, largement subjective, qui veut s’imposer comme vérité absolue. D’autre part, le relativisme réside dans le fait que la concorde mondiale va s’opérer quelles que soient les valeurs des uns et des autres, comme si toute culture ou toute société se valait sur un plan humaniste (vertueux), pourvu que l’on supprime cette satanée chape de plomb de la domination occidentale – or, ce multiculturalisme est spécifiquement d’origine occidentale, dans sa conception du monde et des hommes. Huntington écrit fort justement :

Ce que l’Occident voit pour universel passe ailleurs pour occidental.

De ce fait, si le multiculturalisme se veut une critique de l’occidentalisation, rejoignant de nombreux autres mouvements critiques au sein même de l’Occident (j’en suis), il ne parvient pas à se départir de sa nature profondément occidentale, à savoir un universalisme à sens unique, celui de ceux qui savent et qui possèdent l’unique raison : ils sont dès lors profondément objectivistes. On peut lire ici un exemple type de ce discours objectiviste :

Nous avons cru longtemps, à la suite des Lumières et du marxisme, qu’en augmentant à la fois leurs capacités économiques et leur liberté politique les peuples d’Occident se détacheraient de plus en plus des croyances religieuses et, simultanément, de l’esprit particulariste.

L’Amérique, dont les progrès technologiques et la richesse par habitant dépassent de loin tous les autres, ne suit pas ce chemin. Pour le dire autrement, il n’y a pas que les peuples misérables et arriérés pour tenir à leur identité et à leur religion. Ce constat ne peut que nous étonner. Tout se passe comme si l’on voyait le sentiment religieux et l’affirmation nationale, que l’on avait chassés par la fenêtre, revenir par la grande porte et tenir le haut du pavé, au sein même de la modernité dont la vocation était d’en démontrer la vanité.

On est bien revenu au moins deux siècles en arrière, à une doctrine de « la » civilisation (contre « les » civilisations), du monde civilisé (économiquement développé et soi-disant libre politiquement…) s’opposant au sauvage « misérable et arriéré », attaché à son identité, religieux, nationaliste et « particulariste ». Dans Le choc des civilisations, Huntington, qui cite Maxime Rodinson, répond à la fausse considération selon laquelle modernisation et occidentalisation sont une seule et même chose, prenant exemple sur l’islam et la charia (loi coranique) :

L’islam et la modernisation n’entrent pas en conflit. Les musulmans pieux peuvent faire des sciences, travailler efficacement dans des usines ou utiliser des armes sophistiquées. La modernisation n’appelle pas une idéologie particulière ou un ensemble particulier d’institutions : des élections, des frontières, des associations civiles, et tous les autres traits de la vie occidentale ne sont pas nécessaires à la croissance économique. […] La charia n’a rien à dire sur les changements qui accompagnent la modernisation, tels que l’évolution de l’agriculture à l’industrie, de la campagne à la ville et de la stabilité sociale à la mobilité sociale. Elle ne statue pas non plus sur l’éducation de masse, les communications rapides, de nouvelles formes de transport et les soins médicaux.

[Huntington poursuit :] Modernisation, en résumé, ne signifie pas nécessairement occidentalisation. Les sociétés non occidentales peuvent se moderniser et se sont modernisées sans abandonner leur propre culture et sans adopter les valeurs, les institutions et les pratiques occidentales dominantes. […]

Comme le disait Fernand Braudel, il serait « infantile » de penser que la modernisation ou le « triomphe de la civilisation au singulier » mettra un terme à la pluralité des cultures historiques incarnées depuis des siècles par les grandes civilisations du monde.

La modernisation, au lieu de cela, renforce ces cultures et réduit la puissance relative de l’Occident. Fondamentalement, le monde est en train de devenir plus moderne et moins occidental. [constat datant de 1996]

Par ailleurs, il faudrait reprendre Nietzsche pour comprendre l’importance du sacré, et l’opposition entre le perspectivisme et l’universalisme uniformisant des Lumières (d’où mon injonction de passer au siècle des nuances). Concernant la notion de perspectivisme, que je nomme plus volontiers subjectivité, qui croise à la fois l’importance de la politique en tant qu’expression d’opinions plurielles et comme acte de fondation :

Selon Ortega y Gasset, le perspectivisme apparaît comme une solution philosophique équilibrée entre le rationalisme [objectivisme, selon mon vocabulaire] et le relativisme. Entre la vérité du rationalisme, qui est une vérité universelle mais sans vie, et la vérité du relativisme, qui est une vérité singulière mais qui ne vaut que pour l’individu, le perspectivisme pose que la vérité dépend d’une perspective déterminée, valide depuis un point de vue particulier, mais complémentaire des autres points de vue. C’est sur cette base philosophique que le philosophe espagnol peut affirmer que « chaque génération a une vocation historique. »

Pour donner une seule illustration du caractère fallacieux des hypothèses multiculturalistes, je résumerai un passage de la conclusion de l’ouvrage La France périphérique, de Guilluy, qui bat en brèche le mythe multiculturel de l’entente par nature des peuples. Dans ce passage, Guilluy raconte que lors de conférences, il a souvent évoqué l’histoire d’un village qui accueille avec bienveillance quelques étrangers, qui ramènent leurs familles quelque temps plus tard. Tout se passe idéalement, ces nouveaux arrivants sont bien accueillis par les locaux. Puis le flux des arrivants se fait de plus en plus important, et des tensions et des conflits finissent par éclater. Quand Guilluy pose à son auditoire la question de savoir où se situe ce village où se déroulent ces événements, on lui répond en toute bien-pensance : « c’est un village xénophobe et nationaliste, probablement dans le Sud de la France ». Mais en réalité, le phénomène décrit se déroule dans un village de Kabylie, en Algérie, et les immigrés sont d’origine chinoise.

On trouvera toujours et partout de telles réactions : loin d’être rances ou moisies, elles marquent au contraire l’attachement des peuples à une identité propre qui est moins d’ordre génétique ou historique, que liée à un mode de vie présent. Lévi-Strauss écrit :

On doit reconnaître que cette diversité [du monde] résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi : elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais pour ne pas périr, il faut que persiste entre elles une certaine imperméabilité.

Lorsqu’un changement de ce mode de vie est imposé brutalement, sans qu’aucune ouverture politique ne soit permise, on ne peut nommer ce changement « progrès », « bienfait » ou « libération », comme voudraient nous le faire croire les bons esprits du multiculturalisme. Il s’agit d’une expropriation pure et simple. S’il est de bon ton de vouloir exproprier le dominant, la réalité nous démontre que le dominé subit également ce sort. Car sur les plans national comme international, le multiculturalisme est un gloubiboulga infect, un pudding dégueulasse. C’est le cheval de Troie de la doctrine sociale sociétale du libéralisme aveugle : égalité de façade, hypocrisie généralisée, ratissage et aplanissement culturel, en vue de produire l’homme nouveau – l’ENUC. Et si c’est une occidentalisation, elle se fait en trahissant les idéaux premiers de l’Occident et au détriment d’une majorité de son peuple. Pour Marcel Gauchet :

Il n’y a pas de société multiculturelle, il n’y a que les individus qui le soient.

Mais l’émergence d’une telle société multiculturelle, c’est-à-dire, en réalité, a-culturelle, est pourtant le rêve éveillé (le cauchemar) auquel nous assistons. Dans cette société, il n’y a pas d’individu multiculturel, ce serait un non-sens, mais des individus aculturés, préparés à la marchandisation de masse d’eux-mêmes, sans échappatoire alternative. Pour respecter les prémisses de Gauchet, il faut au contraire conclure à la persistance d’un grand nombre de sociétés aux cultures distinctes. Et dans ce cadre, considérer l’individu comme le produit de l’une par le hasard de la naissance, avant que d’être happé par l’écho lointain, le chant des sirènes, d’une ou plusieurs autres qui forgeront, au fur et à mesure et en toute liberté individuelle, son identité multiculturelle.

Comment répondre à cet idéal, qui est mon utopie ?

 

Réconcilier individuel, local, civilisationnel et universel

Je poursuis avec Marcel Gauchet pour la question de l’identité individuelle :

On peut être membre de deux mondes culturellement différents. Cela a toujours existé mais sous la forme d’expériences extrêmement minoritaires. Rares étaient les gens qui avaient pu opérer ce passage d’un monde à l’autre : elle est ce qui est de plus original dans la culture du XXème siècle et qui est appelé à se développer. […]

La conception de soi dans le regard de l’autre répond à toutes les exigences de la pensée critique. C’est aussi la mesure de sa contingence. Il y a une distanciation qui n’empêche pas l’attachement.

Rien n’empêche même d’être membre de plus de deux mondes culturellement différents. Mais ce faisant, on n’arbore pas pour autant des identités multiples : on construit son identité multiculturelle, et on fonde par conséquent une identité inédite, faite d’un regard renouvelé sur soi-même et sur le monde. Porter un regard critique et lucide forgé par la fréquentation de multiples cultures est le meilleur moyen d’aller de l’avant, d’innover.

 

Cela rejoint la doctrine libérale première de l’individu personnellement investi dans ses projets, tout en respectant, au niveau local, ou communautaire, l’existence du fait politique. A cet échelon, combien il serait plus efficace de laisser chaque communauté à sa doctrine ! Ainsi, les forces conjuguées d’individus liés par libre choix, orientées vers des objectifs communs, seraient-elles plus efficaces et accoucheraient, via leur propre volonté de puissance, de leurs destinées, certes toujours inconnues à l’avance, mais délibérément menées à leur terme – ou avortées par choix, et non par une contrainte extérieure. Car tout comme je refuse à quiconque de me dicter ma conduite et celle des miens, je ne peux décider comment les autres doivent vivre. Les libertés doivent se répandre, ou ne pas être.

Or, ce que l’on constate aujourd’hui, c’est un modèle dominant (occidental certes, mais aussi avec complicités) qui tolère (le mot atroce !) d’autres modes de vie en son sein (dénigrement des cultures locales en folklore, réserves indiennes, aborigènes, ghettoïsation, etc.) ou dans son voisinage direct. Cette subordination de certaines cultures et leur soi-disant « préservation » (remplacer par « dévalorisation et hypocrite asservissement ») par « notre esprit de tolérance et de multiculturalisme » sont des fléaux moraux : l’occident ne massacre plus comme au bon vieux temps des colonies, il tue désormais en silence et à petit feu – il étouffe inlassablement ce qui voudrait lui échapper. S’ils en étaient qui vivaient sur des montagnes d’or et ne souhaitaient pas tirer profit de cet or, par un choix sacré délibéré qui définit leur relation-au-monde, qui serais-je pour les traiter d’imbéciles ? Plus grave, qui serais-je si je pillais leur or par des moyens de violence? Enfin, qui serais-je s’il me semblait plus simple de les déporter dans une autre région, ou de les exterminer, au nom d’une loi naturelle ou pseudo-rationnelle (celle du plus fort – ou plutôt du plus violent) afin d’arriver à mes fins ? Cela semble atroce, ce n’est pourtant que l’histoire qui bégaie. Le présent lui ressemble. Tout garantit que le futur sera identique, si nous ne faisons rien.

Cet échelon local idéal n’est pas, ne peut plus être, la nation : trop rigide, trop fermée sur ses frontières mais trop globale déjà, trop garante de ses intérêts avant tout, trop froide. La nation est une fiction qui agrège et acculture des communautés à une tendance dominante, alors que ces communautés disposent de leur singulière identité et de la volonté de la conserver. Il faut faire le deuil du roman national pour libérer ces énergies de leur joug étatique. En outre, l’Etat-nation occidental moderne, incapable de prendre un autre chemin que celui du multiculturalisme national, est voué à l’échec : la quête impossible du consensus mou est aussi inefficace que dangereuse. Inefficace, parce qu’elle annihile les volontés radicales les plus vives et porteuses d’avenir, et dangereuse, parce qu’elle plonge les individus dans un relativisme qui conduit au nihilisme le plus morbide. Pour ces raisons, le gouvernement centralisé de l’Etat-nation a perdu d’avance la compétition qui l’oppose aux forces vives et centrifuges des communautés qui en occupent le territoire. La société ouverte, appliquée à l’échelle nationale, est une déliquescence programmée : si la société ne cesse de remettre en cause ses fondements, elle créera des mécontents qui choisiront leurs propres voies. Huntington :

Globalement, les gouvernements tendent à perdre le pouvoir, lequel est de plus en plus dévolu à des entités infra-étatiques, régionales, provinciales et locales. Dans de nombreux Etats, dont ceux du monde développé, des mouvements régionalistes font entendre des revendications autonomistes ou sécessionnistes. Les gouvernements des Etats ont dans une large mesure perdu le contrôle des flux monétaires à l’intérieur et hors de leur pays, et ils ont de plus en plus de mal à contrôler la circulation des idées, des technologies, des biens et des personnes. En résumé, les frontières entre les Etats sont de plus en plus perméables. C’en est fini de l’Etat « boule de billard » qui état considéré comme la norme depuis le traité de Westphalie en 1648. Un ordre international varié, complexe, multilinéaire émerge, et il ressemble de plus en plus à ce qui avait cours au Moyen Age.

Les communautés, du fait de leur stabilité due à l’homogénéité de leur population garantissent la conservation de la pluralité des identités culturelles. Cela n’interdit pas que des communautés entretiennent des relations si proches qu’elles forment un ensemble qui ressemble à une nation ; mais qui y ressemble seulement, et qui serait davantage une fédération qu’un Etat-nation refondé par le bas.

 

Pour parvenir à réaliser l’idéal de société ouverte, il faut par conséquent le faire à l’échelon supérieur : celui de la civilisation. Ici s’opère la transformation du roman nation en un « vivre-ensemble » de la pluralité. A ce stade, il faut édicter des « règles abstraites » auxquelles obéir (comme l’écrit Hayek) comme ouverture et source de la civilisation : on se réconcilie ainsi avec la doctrine libérale, tout en évitant les travers idéologiques de ses développements au XXe siècle. D’une part, ces règles abstraites n’entrent pas dans le cadre de l’universel, et d’autre part, elles sont politiques a minima, c’est-à-dire uniquement pour garantir un cadre viable pour l’action politique : ce ne sont pas des « droits de l’homme », mais des normes et conventions, à la façon d’un accord constitutionnel : c’est l’utopie métapolitique libérale visant la pluralité.

Le fait d’attacher cette constitution à un échelon civilisationnel correspond à l’idée d’Huntington, citée plus haut, selon laquelle « les civilisations sont des entités culturelles et non politiques » qui n’ont pas la fonction d’un gouvernement. Le caractère par nature flou, indéfini, changeant, non-délimité de manière stricte par des frontières intangibles, de la civilisation, permet d’englober des entités politiques (les communautés) elles-mêmes en permanente évolution et redéfinition. Rancière écrit, dans La mésentente (d’après cette fiche de lecture) :

La politique est l’art […] des identités croisées. Elle est l’art de la construction locale et singulière des cas d’universalité. […]

Il n’y a pas de politique mondiale. […] La politique, dans sa spécificité […], est toujours locale et occasionnelle.

Dans ce contexte, la pluralité se définit comme l’existence d’indispensables et bénéfiques identités fortes, couplée à l’en-commun : une éthique de responsabilité de l’autre – la « règle abstraite » constituante.

Au-delà de cette civilisation, à côté d’elle, existeront d’autres civilisations, avec lesquelles le conflit sera peut-être inévitable. Mais, comme le déclare Gauchet :

Autrement dit, le destin inéluctable des nations [dissoutes alors en communautés] n’est pas l’agression et le refoulement des autres dans le non-être. Si nous devons nous battre avec les autres, sachons au moins pourquoi nous le faisons. Cela existera toujours. La paix perpétuelle était noble et idéale mais nous avons des raisons de penser que c’est une perspective assez reculée.

Un monde politique, c’est-à-dire d’adversité par la parole et la communication, permis par des normes abstraites d’hospitalité, pourra s’étendre jusqu’au point de rupture où la parole et l’échange sont rompus, et remplacés par la guerre : là se créera la frontière de cette civilisation.

 

Il ne s’agit pas d’instaurer des règles du bien ou du mal, ou de chercher un consensus humain universel sur ces notions – un « sens moral » commun qui ne contenterait personne et engendrerait un nouvel universalisme, une nouvelle civilisation au singulier. En refusant d’adopter cette posture, on en finit aussi avec le roman universaliste droit-de-l’hommiste.

On remettra donc le soin à chaque communauté de définir son universel, sa doctrine, sa religion, paradoxalement subordonnée à un contrat civilisationnel bien humain – un contrat au-dessus de Dieu, mais qui ne le remplace pas. C’est, certes, une religion au-dessus des autres religions, car une religion est ce qui prime pour unir les hommes ; comme j’aime à l’écrire :

Les pieds sur sa terre (son territoire, son terroir) et le même ciel pour tous.

Huntington, sur l’importance des religions :

De tous les éléments objectifs qui définissent une civilisation, le plus important est en général la religion […] Dans une large mesure, les principales civilisations se sont identifiées au cours de l’histoire avec les grandes religions du monde.

 

Pour conclure, on doit ajouter une nouvelle ligne au système d’équations, celle de la pluralité :

  • 1+1 > 2 : chacun peut rester (chez) soi s’il le désire, ou arpenter vers d’autres horizons, et des cultures transversales, neuves, influencées se créent, fusion de deux ou plusieurs traditions privées et publiques, exprimant une nouvelle singularité.

6 réflexions sur « Assimilation, intégration, multiculturalisme… et pluralité »

  1. S’il s’agit de dire que le déterminisme collectif est l’objet primordial de la démocratie, je suis tout acquis à la cause.

    S’il s’agit de dire que les droits de l’homme sont mal amenés, produits sous des biais cognitifs et dans une perception des choses qui est ce qu’elle est à ce moment là ; totalement d’accord. Mais pour moi ça n’enlève rien à l’intention qui est précisément celle que tu revendiques.

    Le point où définitivement je ne suis pas d’accord c’est sur la limite à la seule civilisation ; l’intention initiale est un accord universel qui s’applique à tout humain, en tous lieux et en tout temps (en vertu du déterminisme collectif), ce aussi longtemps que l’accord est maintenu (par la démocratie, et c’est la seule voie qui puisse lui donner sa légitimité). On peu reconnaître vouloir cela sans pouvoir recueillir l’assentiment de tiers et au nom du pluralisme se l’appliquer à soi-même sans que l’ingérence devienne un droit ou un devoir systématique.

    Après il y a des situations qu’on ne peut pas cautionner moralement et où le pluralisme ne peut être invoqué, qui devraient entraîner un devoir d’ingérence systématique ; mais l’ingérence peut être une arme puissante, aussi il faut se montrer excessivement prudents lors de la définition de ce qui est une situation inacceptable (ce qui renforce d’autant la nécessité démocratique).

    Que tu ressentes la nécessité de reformuler tout ça est parfaitement compréhensible et carrément nécessaire, c’est clair (et tu le fais plutôt bien, sans vouloir te flatter, c’est vrai) ; mais il ne me semble pas nécessaire de jeter pour autant le bébé avec l’eau du bain.

    Les axes de réflexion que tu as développés ici et dans le billet sur l’éthique de l’hospitalité me semblent en ce sens justes et justifiées dans leur ensemble (il y a certainement des choses à redire ici ou là ; j’ai trouvé la forme de ton billet sur l’éthique de l’hospitalité très complexe, tu t’y adresses vraiment à un public d’universitaire -ce que je ne suis pas-, du moins tel est mon ressenti, il faudra que je prenne le temps de le relire).

    En tous cas merci à toi de maintenir ce haut niveau de réflexion et de réflexivité, c’est très stimulant intellectuellement 🙂

    1. « S’il s’agit de dire que le déterminisme collectif est l’objet primordial de la démocratie, je suis tout acquis à la cause. »
      C’est aussi la vision de Castoriadis, et on est d’accord.

      « On peut reconnaître vouloir cela sans pouvoir recueillir l’assentiment de tiers et au nom du pluralisme se l’appliquer à soi-même sans que l’ingérence devienne un droit ou un devoir systématique. »
      C’est le problème de l’universalisme et de sa dérive (qui a par exemple justifié cyniquement le colonialisme), et donc du « droit d’ingérence » comme tu le soulignes. Si une chose est dite universel, elle doit s’appliquer par définition à tous. C’est pourquoi je choisis l’échelon civilisationnel, qui a la clarté d’être restrictif. Si l’intention est que les peuples rejoignent par leur propre volonté (et le droit de résistance est là pour les y aider http://pensees-uniques.fr/desobeissance-civile-liberte-peuples/) les principes de cette civilisation, très bien ; mais l’universalisme tend à sous-entendre : « nous avons raison, et nous vous amènerons à cette raison (de gré ou de force), la seule et unique ». Il y a derrière l’idée de civilisation celle de trouver les moyens d’entente et de cohabitation (modus vivendi) avec des civilisations différentes, parce qu’elles aussi peuvent disposer de leur propre raison. L’universel écrase et aplanit, les civilisations vivent, communiquent, s’interposent… L’hospitalité (en tant que règle morale, devoir – http://pensees-uniques.fr/ethique-hospitalite/) me semble enfin une meilleur option que de prétendus droits ou devoirs d’ingérence.

      « j’ai trouvé la forme de ton billet sur l’éthique de l’hospitalité très complexe, tu t’y adresses vraiment à un public d’universitaire -ce que je ne suis pas »
      Je suis preneur de toute remarque sur des passages trop complexes et pas lisibles que je pourrai réécrire ou développer, car mon but n’est surtout pas de m’adresser à un public universitaire (ce que je ne suis pas non plus) (http://pensees-uniques.fr/positionnement-par-rapport-au-travail-universitaire/)

      « En tous cas merci à toi de maintenir ce haut niveau de réflexion et de réflexivité, c’est très stimulant intellectuellement »
      Merci beaucoup pour le compliment, ça me fait vraiment plaisir ! On n’a jamais assez d’encouragements pour alimenter sa motivation.

  2. Salut,

    Si je ne m’abuse, ce que tu dénigres comme le « droit-de-l’hommisme universaliste », c’est le déroulement in situ (avec sa temporalité longue) du « contrat civilisationnel ».

    Alors je comprends bien ce que tu dis et pourquoi tu le dis, et je soutiendrai peu ou proue la même position, mais je m’interroge sur ta démonstration qui entend recréer ce qui est déjà, est-ce bien utile ? Ne serait-il pas plus pertinent de concentrer ton argumentaire sur les considérations idéologiques antinomiques qui ont biaisé les droits de l’homme (de l’humain) et l’universalisme ?

    En filigrane ton billet est une apologie de la démocratie, je regrette que ce soit en filigrane seulement 🙂

    1. Hello,

      Désolé pour la réponse tardive, j’attendais d’avoir de la matière supplémentaire pour te répondre.

      Je ne suis pas bien certain de comprendre tes remarques :

      « ce que tu dénigres comme le « droit-de-l’hommisme universaliste », c’est le déroulement in situ (avec sa temporalité longue) du « contrat civilisationnel ». »

      Le « droit-de-l’hommisme » est de mon point de vue la considération qu’il n’existe que « la » civilisation au singulier, et qu’en outre ceux qui soutiennent ce mouvement sont persuadés d’appartenir au camp du bien. C’est une prouesse qui consiste à la fois à dénigrer l’Occident pour ce qu’il n’est pas (une terre d’accueil multiculturaliste) et à arborer une arrogance qui conduit ce multiculturalisme à n’être plus qu’un uniculturalisme : le fameux « mélangez-vous comme ça nous serons tous pareils » – à croire que cette similarité-là est si vertueuse et bénéfique que seuls les idiots et les méchants pourraient la refuser (cette similarité étant par déduction le mode de vie divertissant et consumériste occidental, puisqu’ils n’en proposent pas d’autre).

      « ta démonstration qui entend recréer ce qui est déjà » :
      En désignant les Etats-nations comme le problème majeur et le point central d’une transformation à venir, je ne comprends pas comment je recrée ce qui est déjà ?

      « Ne serait-il pas plus pertinent de concentrer ton argumentaire sur les considérations idéologiques antinomiques qui ont biaisé les droits de l’homme (de l’humain) et l’universalisme ? » :
      Un billet sur Kant, qui montre que les droits de l’homme étaient déjà biaisés et ne pouvaient pas aboutir pleinement : http://pensees-uniques.fr/la-paix-perpetuelle-de-kant/
      Comme je l’ai écrit là (http://pensees-uniques.fr/les-lumieres-comme-modeles-reverence-et-reflexion/) : il faut passer du siècle des Lumières à celui des nuances.

      « ton billet est une apologie de la démocratie, je regrette que ce soit en filigrane seulement » :
      le sujet n’était pas centré sur la démocratie, mais ce billet-ci l’est davantage :
      http://pensees-uniques.fr/desobeissance-civile-liberte-peuples/

      1. Salut,

        A ton rythme, pas de souci.

        « Le « droit-de-l’hommisme » est de mon point de vue la considération qu’il n’existe que « la » civilisation au singulier »

        De ton point de vue, du mien les droits de l’humain devraient être ce « contrat civilisationnel » que tu évoques et j’ose croire que c’est leur intention première, fût-elle maladroite et imparfaite.

        J’ai bien compris ta position sur la pluralité, je la partage, ce n’est pas cela la source de mes interrogations ; la source est l’affirmation reprise en en-tête de ce commentaire à laquelle je ne trouve pas de fondement.

        « En désignant les Etats-nations comme le problème majeur et le point central d’une transformation à venir »

        Non, dis comme ça c’est certainement vrai, ne serait-ce qu’en vertu de la causalité ; recréer la volonté de création d’un « contrat civilisationnel », volonté déjà manifestée et qui existe in situ (avec sa temporalité longue) incarnée par les droits de l’humain. Tu demandes que soit renouvellée la volonté d’un déterminisme commun (via le « contrat civilisationnel » dont on peut -on doit ?- toujours rediscuter les termes), est-ce bien nécessaire quand on sait que c’est déjà une nécessité absolue ? Tu as déployé beaucoup pour un simple rappel (ce qui me fait dire que pour toi ce n’est pas un simple rappel, d’où mon étonnement).

        Encore une fois je crois qu’on est d’accord sémantiquement mais qu’on a quelques divergences lexicales ^^

        1. Salut,

          Concernant les droits de l’homme, ils ont été élus comme droits universels en vertu d’une raison qui s’accorde avec les « lois de la nature » (droits naturels qui s’appliquent à tout homme). C’est ce que je critique : il faut considérer l’arbitraire de ces normes pour ne pas les rendre universelles mais civilisationnelles d’une part, et d’autre part pour démontrer qu’elles n’impliquent pas un seul mode de vie, avec un seul modèle de gouvernance (ce que défend Kant par exemple avec le républicanisme – http://pensees-uniques.fr/la-paix-perpetuelle-de-kant/).

          Il ne faut pas non plus sombrer dans le penchant inverse, qui consisterait à dire que quel que soit le mode de vie et de gouvernance d’une société, il est compatible avec celui des autres sociétés en vertu de l’appartenance aux mêmes lois naturelles, et que les membres d’une société ou d’une autre sont par conséquent interchangeables car fondamentalement les mêmes. C’est le droit-de-l’hommisme contemporain (que j’appelle droit-de-l’hommisme tout court, les Lumières n’entrant pas dans cette qualification) qui renverse l’universalisme pour en faire un relativisme. Exemple de réaction béate et bien-pensante : la volonté d’accueillir massivement des réfugiés (devoir éthique – celle de l’hospitalité, je suis en train d’écrire ce billet http://pensees-uniques.fr/ethique-hospitalite/) sans préoccupation de leur assimilation/intégration, en pensant que la bonne vertu multiculturelle sera notre salut – « tous les hommes sont frères », etc.

          Ce sont peut-être des évidences pour toi, mais les discours dominants sont tellement confus et contradictoires que j’éprouve le besoin de remettre de l’ordre.
          Il ne me semble d’ailleurs pas entendre dans ces discours autre chose qu’un conservatisme ou, à l’opposé, un bougisme, qui ne mènent nulle part. Car je crois que, justement, le « contrat civilisationnel » n’est plus discuté (comme « déterminisme commun ») mais toujours admis implicitement comme un dogme diffus, selon la propre compréhension de chacun – sans que quiconque soit parvenu à reformer un tout cohérent, à le réexpliciter clairement.
          Il n’y a plus dans les têtes un esprit de construction et de déconstruction, mais simplement l’acceptation d’un mouvement « naturel » de l’histoire qui nous échappe et face auquel il faut se maintenir (c’est-à-dire, maintenir ses valeurs, de crainte qu’elles ne soient remplacées) : Hegel et le camp du bien ont pour le moment gagné (http://pensees-uniques.fr/les-camps-du-bien/).

          Si je pense poursuivre un idéal dans la continuité des Lumières, il me semble que je romps avec eux sur nombre de points ; et par conséquent, je n’ai pas l’impression de m’inscrire dans le flot de la « temporalité longue » que tu évoques, mais au contraire de chercher à modifier radicalement son cours néfaste (dans cet article, il s’agissait de redéfinir le cadre des identités).

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