Dans un sondage récent (Ifop/Atlantico, visible ici), 67% des Français sondés seraient « d’accord » pour confier la direction du pays à « des experts non élus » qui seraient à même de réaliser des « réformes nécessaires mais impopulaires » :
Ils seraient 40% à être « d’accord » pour confier ce même gouvernement à un « pouvoir politique autoritaire, quitte à alléger les mécanismes de contrôle démocratique s’exerçant sur le gouvernement » :
Christophe De Voogd commente, dans le même article, ces résultats :
Peut-être alors y a-t-il dans ce sondage une sorte d’aveu implicite de la population, qui constate les blocages catégoriels et ses propres exigences contradictoires et l’impasse où cela conduit le pays. D’où l’envie plus ou moins forte, plus ou moins consciente, de se délester du fardeau sur les experts ou l’homme providentiel. Une sorte de « démission démocratique » qu’avait déjà diagnostiquée, pour une fois d’accord, aussi bien Rousseau que Tocqueville.
Vincent Tournier ajoute :
C’est un résultat surprenant car, en général, les électeurs n’aiment pas l’idée d’un gouvernement technocratique : c’est d’ailleurs ce qu’ils reprochent à l’Europe, voire aux élites françaises (le pouvoir des énarques, la fameuse « énarchie »). […]
D’autres enquêtes ont déjà montré qu’il y a, dans l’opinion, une demande d’autorité, notamment dans les milieux populaires. Cette enquête confirme donc qu’il existe un profond malaise. Les gens sont désarçonnés par les évolutions auxquelles ils assistent. Ils ont le sentiment d’avoir de moins en moins de prise sur le pouvoir politique. C’est la conséquence de ce que les spécialistes ont appelé la « gouvernance ». Ce terme désigne le fait que les mécanismes de décision suivent aujourd’hui un cheminement plus complexe que dans le passé. […]
Le problème est que, dans ce nouveau mécano, l’électeur est perdu, ce qui est logique. Qui peut prétendre avoir compris le fonctionnement de l’Union européenne ? Qui s’y retrouve dans la décentralisation en France, avec sa ribambelle de réformes toutes plus complexes les unes que les autres ? Plus grave encore : dans le système politique actuel, qui devient responsable des décisions ? Qui faut-il blâmer lorsqu’on est mécontent de sa situation ?
Face à cette « démission démocratique » engendrée notamment par la complexité croissante de la « gouvernance », ce n’est ni le collège d’experts, ni le dictateur éclairé, qui constituent deux penchants de la démission démocratique et citoyenne, qui pourraient nous sortir de l’ornière.
C’est au contraire l’empowerment citoyen qui constituerait, selon moi, une solution : cet empowerment est une somme de moyens par lesquels les citoyens pourraient se réapproprier la connaissance, la compréhension, la responsabilité, le pouvoir et la capacité à gouverner.
Pincettes sondagières
Pour commencer, il faut bien entendu prendre ce genre de sondage avec les pincettes qui s’imposent.
Vincent Tournier déclare notamment :
Ces résultats ne doivent pas forcément être pris au pied de la lettre. Soulignons d’ailleurs qu’il s’agit d’un sondage auto-administré, ce qui veut dire que les sondés n’ont pas été directement interrogés par un enquêteur. Ils ont donc pu se lâcher sans retenue.
Il faut comprendre les résultats dans le cadre plus global de la désaffection envers la classe politique actuelle, notamment son manque de courage inhibant sa capacité à mener des « réformes nécessaires mais impopulaires » (c’est-à-dire : des réformes que le politique ne veut pas assumer ni dans son programme, ni une fois élu, car il croit qu’elles lui feront perdre les élections). Le sondage est le défouloir de l’insatisfaction : c’est une tribune libre, une expression publique. Dans une situation de mécontentement généralisé, de montée aux extrêmes ou d’abstentionnisme galopant, la parole publique devient un exutoire qui a moins pour vocation d’exprimer sa pensée et ses envies réelles que d’envoyer des signaux de colère.
D’autre part, les questions posées par ce sondage, comme c’est toujours le cas, n’expriment ni qui seraient ces fameux « experts non élus », ni le cadre de leur nomination, ni ce que serait un « gouvernement autoritaire » en France en 2015, ni à quel point la démocratie (c’est-à-dire le contrôle citoyen) en serait remise en cause, ni, enfin, quelles seraient ces fameuses « réformes nécessaires et impopulaires » (c’est-à-dire quel serait leur contenu politique). En l’absence de telles définitions concrètes et pratiques, les réponses données relèvent davantage d’une mise en demeure du politique (« puisque vous êtes des bons à rien, nous allons faire sans vous ») que d’une réelle adhésion aux procédés proposés – lesquels relèvent finalement du slogan vide de sens.
Les questions de ce sondage ne présentent, par manque d’imagination certainement (par méchanceté, je dirais que c’est plutôt par ambition de faire le buzz, mais j’ai vraiment mauvais esprit, bien entendu…), que deux alternatives potentielles à la classe politique et au fonctionnement des institutions actuels : le comité d’experts ou l’homme providentiel autoritaire. De plus, la forme des questions, de type fermé, impose une logique de réponse binaire (pour ou contre) qui empêche tout approfondissement de l’analyse. Par conséquent, ce sondage aurait pu se résumer de la manière suivante : « pour ou contre la classe politique actuelle ? » et « pour ou contre des réformes ? », sans toutefois distinguer ces deux questions, ce qui ajoute encore à la confusion.
Enfin, en ne posant pas la question qui serait la plus intéressante, « voudriez-vous vous réapproprier le fardeau de la politique ? Souhaiteriez-vous reprendre la main sur le pouvoir politique ? », c’est-à-dire formuler une troisième alternative que l’on pourrait nommer « démocratie participative » (sans connotation par rapport aux ersatz de tentatives existantes), responsabilité citoyenne, représentativité renforcée, souveraineté populaire (même si, et surtout parce que cette notion est de nos jours amplement galvaudée, il faut en rétablir le sens), ou encore empowerment citoyen. Tous moyens par lesquels le citoyen se réapproprie la chose publique et en devient l’administrateur volontaire et actant plutôt que l’administré passif et mendiant. Ce sondage fait donc implicitement l’hypothèse que cette alternative n’existe pas – ce qui en dit long à la fois sur l’incompétence ou le cynisme (au choix) de ses commanditaires et, éventuellement, de l’institut chargé de le mener…
Il existe une quatrième alternative, qui consiste « simplement » à vouloir une classe politique meilleure que ce qu’elle n’est actuellement, avec des hommes politiques plus responsables, moins partisans et politiciens, tenant leurs promesses et moins clientélistes. S’il s’agit là encore de se défausser de ses responsabilités de citoyens, gageons que cette alternative restera à jamais un vœu pieux.
Le statu quo petit bourgeois
En effet, et même si ce sondage médiatique, loin de satisfaire aux exigences scientifiques d’une étude sociologico-politique sur le sujet, ne peut être exploité pour corroborer ou infirmer mon opinion, il est une paresse que je ne peux cesser de dénoncer : c’est la démission du citoyen face à ses responsabilités. Une lassitude que Husserl qualifie de « plus grand danger pour l’Occident ».
Vincent Tournier énonce :
La question est de savoir pourquoi une partie importante de la population pense que le système démocratique fonctionne mal. […]
Une autre cause réside dans la disparition des clivages de classe et l’émergence d’une vaste classe moyenne préoccupée par la consommation et gagnée par les valeurs individualistes.
Cette vaste classe moyenne, que l’on peut nommer « petite bourgeoisie », est autant gagnée par des valeurs individualistes que prise au piège d’un relativisme mou, d’un désenchantement ou d’une désillusion envers ses propres valeurs et sa capacité à penser et à créer l’avenir.
Cette petite bourgeoisie a pour principale occupation de se donner les moyens d’avoir les moyens de payer pour des choses qu’elle est incapable de produire elle-même. Kant écrit, dans Qu’est-ce que les Lumières ? :
Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux.
Elle se donne donc les moyens d’acheter sa pensée, son art ou sa démocratie : car ce sont autant de choses qui, au fond, l’ennuient. Le problème n’est pas que ce peuple n’a pas le loisir de lire et de s’informer, c’est qu’il n’a que le loisir – dans la société du divertissement. Toute lecture studieuse lui apparaît donc comme un travail, ce qu’il ne recherche pas durant son temps « libre ».
Cette petite bourgeoisie refuse de se donner le temps et les moyens de lire, penser et créer, mais exige des dirigeants brillants et une pensée féconde dans un monde fait pour son plaisir : elle est spécifiquement consumériste, car elle ne revendique rien tout en escomptant obtenir tout. Pour Sartre, qui sait parfaitement la croquer, elle attend tout de la littérature ; pour d’autres, elle attend tout d’une classe politique qui ne cesse de la décevoir ; finalement, elle est prête à abdiquer la démocratie, c’est-à-dire, concrètement, son propre pouvoir – celui du peuple – pour le confier à un collège d’experts ou de technocrates, ou espère voir émerger une meilleure classe politique (entendons par là : meilleure qu’elle-même, surtout !) ou l’homme providentiel autoritaire qui remettra de l’ordre dans l’incompréhensible.
Mais elle s’inflige à elle-même cette incompréhension du monde, qui est la source de la dépossession du pouvoir. Si en tant que peuple, elle se sent inapte à gouverner, c’est d’abord parce qu’elle ne se donne pas les moyens d’en être capable, en ne prenant aucune responsabilité et ne voulant faire aucun effort. Pauvres désemparés ! La maxime de Bossuet a encore de beaux jours devant elle !
Empowerment : une définition
Or, si l’on refuse cette posture attentiste, il n’existe qu’une seule alternative : sa propre montée en puissance – l’empowerment, ou empuissancement, en traduction littérale, c’est-à-dire l’action de mettre en puissance. Ainsi, l’empowerment peut être présenté comme :
Processus de mise à disposition et d’acquisition de tous savoirs et capacités concrètes permettant d’accroître son indépendance et son pouvoir sur le monde.
L’empowerment est une volonté de « tirer vers le haut », d’ouvrir des possibilités, de faire prendre conscience de ses capacités et de donner les moyens de les exploiter, mais aussi de les étendre.
Un exemple particulièrement intéressant d’empowerment réside dans la prise de pouvoir des habitants au sein des zones (quartiers) jugées « difficiles ». Dans cet article (dont sont extraits les passages suivants), on nous explique comment l’on passe de la culture étatique jacobine de l’assistanat à grands renforts de subventions à une politique communautarienne (je voudrais même écrire communauterrienne, ou encore, pour être plus précis, communauterroirienne), c’est-à-dire donner du pouvoir aux acteurs locaux, « meilleurs experts pour eux-mêmes ». J’avais déjà parlé ici de la méthode du « consensus éclairé » utilisé par l’ONPES afin de permettre à chacun de juger de ses « besoins » selon ses propres critères subjectifs, ou souverains.
Malgré des inspirations diverses et des budgets parfois conséquents comme pour la rénovation, les politiques publiques à la française sont critiquées en bloc. Elles ont en commun d’enfermer «la population dans la passivité, invalidant ses capacités d’action», écrivent Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie dans « Refaire la cité, l’avenir des banlieues ».
«De manière générale, ces politiques (le sécuritaire ou la rénovation du bâti), tout comme les politiques sociales et la politique de la ville, souffrent d’un déficit de légitimité… Elles sont perçues comme des actions d’assistance, contribuant à renforcer les images négatives et à enfermer les habitants dans le strict rapport à la “norme”, à les empêcher d’être des acteurs, à les empêcher de “vivre”.»
«En mettant l’accent sur les initiatives de la société civile et des diverses communautés qui la composent, écrit le sociologue Renaud Epstein dans le rapport du CAS sur la politique de la ville, elle [l’approche communautarienne] se situe à l’opposé de l’approche où il revient à l’État, autorité publique dominant la société civile, de mettre en ordre la société. Dans une perspective communautarienne, les quartiers pauvres ne sont plus considérés négativement, sous l’angle du déficit, mais sous celui de la ressource et des potentialités.»
Il y a donc un renversement de paradigme : schématiquement, on passe d’une doctrine d’intervention publique dirigée du haut vers le bas (top-down) à un accroissement des capacités et ressources locales qui contribuent à l’amélioration du territoire concerné, mais aussi, plus largement, bénéficient à l’ensemble de la collectivité (mouvement du bas vers le haut – bottom-up).
Signe d’une véritable évolution d’approche, le gouvernement, dans ses 19 décisions pour la politique de la ville [PDF], juge dès sa première décision qu’il faut «Donner toute leur place aux acteurs de proximité et aux habitants».
«Leur connaissance des réalités, leur expertise d’usage, leur capacité de proposition et d’organisation d’actions collectives doivent imprégner l’ensemble de la démarche contractuelle des futurs contrats de ville […] L’enjeu est majeur, il s’agit de développer le “pouvoir d’agir”, gage d’une vie sociale où chacun trouve sa place, particulièrement pour celles et ceux qui sont le plus souvent absents du débat public. »
Or ce «pouvoir d’agir» ne surgit pas de nulle part. Il est la traduction du concept d’«empowerment», très en vogue dans les milieux associatifs et sociaux des pays anglosaxons, dans les actions des ONG avec les pays du Sud, mais jusqu’à présent peu connu en France.
Il n’est jamais trop tard pour bien faire !
C’est le vide démocratique apparent des quartiers qu’il s’agit de combler en prenant appui sur les initiatives locales et de terrain. Mais pas pour faire de la «concertation» ni produire du consensus. Pour créer du conflit.
L’empowerment est l’inverse d’une morphine étatique que l’on nomme souvent « dialogue social » et qui consiste le plus souvent à faire avaliser, sous l’apparence trompeuse d’un débat et de négociations, des décisions déjà prises. Au contraire, c’est un combat politique, donc un conflit des idées.
De l’étonnement à la maïeutique
Comment aiguillonner ce conflit ? Comment faire naître le débat, et l’animer ?
A l’origine est l’étonnement. Platon définit ainsi, dans le Théétète, l’origine de la philosophie :
C’est la vraie marque d’un philosophe que le sentiment d’étonnement que tu éprouves. La philosophie, en effet, n’a pas d’autre origine.
Hannah Arendt, dans son texte sur Socrate dans le recueil Qu’est-ce que la politique ? (éditions Seuil), explique :
« Thaumazein », l’étonnement devant ce qui est en tant qu’il est, est selon Platon un « pathos », quelque chose que l’on endure et qui, comme tel, est fort différent du « doxazein », du fait de se former des opinions sur quelque chose. […]
Et la différence entre les philosophes, qui sont très peu nombreux, et la multitude n’est en aucune façon […] que la majorité ne sait rien du « pathos » de l’étonnement, mais plutôt qu’elle refuse de l’endurer.
Ainsi, si chacun éprouve naturellement, de par sa condition humaine, l’étonnement vis-à-vis du monde et des choses qui le peuplent et des règles qui le régissent, la plupart négligent de prêter suffisamment d’attention à cet étonnement, et préfèrent se réfugier dans le confort des opinions – qui sont adoptées ou héritées, mais rarement construites de toutes pièces par celui qui les profère. Il faut pourtant considérer que nul débat politique réel, et donc nulle démocratie véritable, ne peut exister sur la base de telles opinions de surface. Arendt écrit :
De même que personne ne peut savoir à l’avance la « doxa » [l’opinion] de l’autre, de même personne ne peut-il savoir par soi-même et sans un surcroît d’effort la vérité inhérente à sa propre opinion. […]
L’importance politique de la découverte de Socrate vient de ce que ce dernier soutient que la solitude, qui fut considérée avant et après lui comme la prérogative et « l’habitus » professionnels du seul philosophe et que la « polis » [la Cité grecque, l’espace public politique] soupçonna d’être antipolitique, est, au contraire, nécessaire au bon fonctionnement de la « polis » et une meilleure garantie que ne le sont les règles de conduite imposées par les lois et la peur du châtiment.
Quelles étaient les conditions d’exercice de la « doxa » dans la Cité grecque ?
Le mot « doxa » signifie non seulement opinion, mais aussi gloire et renom. […]
Soutenir sa propre opinion signifiait être capable de se montrer, d’être vu et entendu par les autres. […]
Dans la vie privée, comme on vit caché, on ne peut ni apparaître ni briller, et par conséquent, nulle « doxa » n’y est possible. Socrate, s’il refusa les charges publiques et les honneurs, ne chercha jamais refuge dans la vie privée, mais au contraire évoluait sur la place publique, au beau milieu des « doxai », des opinions.
Sachant cela, quelle devait être l’attitude de Socrate ?
Pour filer sa propre métaphore de la maïeutique, nous pourrions dire : Socrate voulait rendre la cité plus véridique en accouchant chacun de ses vérités. La méthode pour y parvenir est « dialegesthai », discuter d’une question en allant au fond des choses, mais cette dialectique produisait la vérité non pas en détruisant la « doxa » ou opinion, mais au contraire en révélant la « doxa » dans sa propre véracité.
Le rôle du philosophe n’est alors pas d’être roi dans la cité, mais d’être son « taon », pas plus qu’il ne consiste à dire des vérités philosophiques aux citoyens, mais bien plutôt à faire en sorte de rendre les citoyens plus véridiques.
Socrate agit donc, au sein de la Cité grecque, comme un promoteur et un acteur de l’empowerment citoyen. Mais la Cité grecque et ses citoyens sont définis par deux caractéristiques qui nous échappent aujourd’hui : l’identification à la communauté d’une part (la taille restreinte et la cohérence du territoire de la Cité et la conformité culturelle des citoyens et de leur statut étant des conditions nécessaires), et l’ambition publique (la gloire) d’autre part. Ces deux caractéristiques rendent éminente la capacité du citoyen grec à constituer un espace public de débat politique où s’affrontent les « doxai » : la « polis ».
Socrate renvoie chacun à sa pleine et entière responsabilité : celle d’affiner ses opinions, de les remettre en cause en soi-même, dans l’introspection, celle d’identifier ses croyances héritées afin d’abdiquer le sentiment d’une vérité unique (objectivisme), et enfin, celle de choisir, en pleine conscience de son indépassable subjectivité, c’est-à-dire d’exprimer sa liberté. Sartre dit de l’écrivain qu’il doit conférer à la société une conscience malheureuse. C’est certainement le rôle qu’a endossé Socrate, selon Arendt :
Ce que nous savons de l’influence de Socrate nous montre qu’à l’évidence un grand nombre de ses auditeurs doivent l’avoir quitté non pas avec une opinion plus vraie, mais sans opinion du tout. Le caractère aporétique de nombreux dialogues de Platon […] peut lui aussi être envisagé sous ce jour : toutes les opinions sont détruites, mais aucune vérité n’est donnée à leur place.
Mais dans le monde contemporain, il semble que l’on ne discute plus des opinions, mais uniquement entre opinions. Plus grave, il semblerait que cette attitude passive vis-à-vis des opinions, admises comme préexistantes à soi-même et jamais remises en cause, ait contribué à diminuer la pluralité de ces opinions : certaines, devenues dominantes, en ont fait disparaitre d’autres. De sorte que le débat public, et plus d’être superficiel, est devenu de plus en plus restreint et uniforme.
Par conséquent, la capacité à détruire les opinions apparaît de nos jours comme un luxe, alors qu’il n’y a même plus suffisamment d’opinions en stock : nous sommes en déficit d’opinions, et la destruction par le ricanement s’est substituée à la vertueuse et aride recherche de la vérité conduite par l’ironie socratique.
L’empowerment citoyen consiste alors aujourd’hui à rétablir l’étonnement et la maïeutique, mais aussi à promouvoir l’émergence de nouvelles valeurs.
De l’électorat au révolutionariat, comme du salariat à l’entrepreneuriat
Une tendance irréversible est à l’œuvre depuis les temps modernes et semble s’être imposée à l’Occident, et il faut s’en réjouir plutôt que la conspuer pour de mauvaises raisons : c’est le matérialisme. Si le matérialisme a été récupéré et perverti, comme toute chose, par le libéralisme aveugle, il constitue pourtant une chance inédite : celle du fondement de la raison et de la définition de la liberté sur le tangible, le réel, le concret. Le matérialisme sonne le glas des dogmes ineptes des transcendances venues du ciel, et réhabilite les vertus et la compréhension immanentes de la terre, et l’ancrage dans le terroir.
Le matérialisme a aussi signé la fin du verbe : le matérialiste ne croit plus aux mots, aux phrases, aux idées exprimées au pupitre ou sur des feuilles de papier. « Les mots ne sont pas des choses, je ne peux les toucher, ils n’existent donc pas, et ne me servent à rien », pense-t-il. Le matérialisme a fait décrédibiliser la parole publique parce qu’elle s’est éloignée du réel. Il confère à ses conditions matérielles de vie la seule et unique fonction de mesure objective de la qualité de sa vie.
Certes, cela l’isole des fanatismes, mais en le plongeant dans le pantouflage – et dans la recherche du confort, il y a toujours conformisme. Ainsi, un désert stérile se répand et condamne les champs fertiles des idées – à moins que celles-ci ne reprennent ancrage dans le réel. Il faut que les mots aient un impact direct sur la vie : impact sur l’infrastructure locale, les normes, les lois. Il faut rendre à la parole une proximité directe avec l’action.
En ce sens, l’empowerment est d’abord un acte politique qui vise à permettre à la politique de se délocaliser, ou plutôt, devrions-nous dire, de se relocaliser, c’est-à-dire de revenir dans le giron de ceux qu’elle n’aurait jamais dû quitter – et qui n’auraient jamais dû l’abandonner. Cela implique donc une montée en puissance du citoyen à travers une prise de conscience de lui-même en tant que fabricant de sa vie à travers la chose publique :
Lorraine Gutiérrez, militante féministe à Chicago dans les années 1970, considère ainsi que l’empowerment repose sur «une conscience forte des formes d’oppression sociale, des inégalités dans la distribution du pouvoir et des ressources et des effets négatifs, matériels et psychologiques, qui en découlent».
On est donc loin d’une vision idyllique et dépolitisée de l’action associative locale, du style créons du vivre-ensemble et des ateliers participatifs. […] Par la prise de conscience d’intérêts communs qu’il induit, l’empowerment a plutôt à voir avec la constitution d’une conscience de classe territoriale et de la défense de ses intérêts qu’avec l’animation sociale.
(extrait de cet article, déjà mentionné plus haut)
Cette prise de « conscience de classe territoriale » active tranche avec l’attente passive d’un électorat qui ne sait plus que choisir entre des propositions d’opinions (plates et semblables) qui lui parviennent vaguement par médias interposés, c’est-à-dire comme un monologue du politique-en-scène vers l’électeur-spectateur. C’est la dissolution même de l’introspection créative, et l’accaparement du débat, donc de la chose publique, ou chose commune, qui inhibe toute capacité à se reconnaître comme communauté, c’est-à-dire individus liés par le partage d’un en-commun. Arendt reconnaît dans le dialogue véritable la marque de l’amitié :
L’amitié en effet est faite dans une large mesure de ce genre de conversation qui tourne autour de quelque chose que les amis ont en commun. Plus ils parlent de ce qui existe entre eux, plus cette chose leur devient encore davantage commune.
Arendt convoque ensuite l’Ethique à Nicomaque d’Aristote :
Aristote explique qu’une communauté n’est pas composée d’égaux, mais au contraire de personnes qui sont différentes et inégales. La communauté en vient à exister par un processus d’égalisation, « isasthênai ». […] L’égalisation politique, non économique, est l’amitié, « philia ». Le fait qu’Aristote définisse l’amitié par analogie avec le besoin et l’échange renvoie au matérialisme inhérent à sa philosophie politique, c’est-à-dire à sa conviction que la politique est en fin de compte nécessaire, à cause des nécessités de la vie dont les hommes s’efforcent de se libérer.
Arendt écrit alors :
La vertu la plus remarquable de l’homme d’Etat […] consiste […] dans la capacité à faire communiquer les citoyens et leurs opinions de telle sorte que le caractère commun de ce monde devienne apparent.
Si semblable compréhension – et l’action qu’elle inspire – devait se produire sans l’intervention de l’homme d’Etat, alors la condition requise en serait, au niveau de chaque citoyen, qu’il soit capable de s’exprimer de manière suffisamment claire pour exposer son opinion dans sa véracité et donc pour comprendre ses concitoyens. Il semble que Socrate ait pensé que la fonction politique du philosophe était d’aider à établir cette sorte de monde commun, bâti sur la compréhension de l’amitié, dans lequel aucune forme de gouvernement n’est nécessaire.
L’empowerment n’est pas pour autant une démission de l’Etat, qui deviendrait un nouveau Ponce Pilate. Ce n’est pas non plus une réplique de l’uberisation du travail (ou de l’économie du partage) dans le domaine politique, qui transformerait des politiciens-professionnels-salariés en auto-entrepreneurs-intermittents-précaires. Ce n’est pas, enfin, dans le domaine de la vie politique citoyenne, un abandon des plus démunis (les moins informés, les moins instruits) en rase campagne, comme certains donneraient quelques centaines d’euros d’obole pour qu’ils se débrouillent eux-mêmes, puisqu’ils sont « les meilleurs experts pour eux-mêmes » !
Concernant l’empowerment citoyen, j’ai déjà abordé le sujet de la nécessaire démocratisation du savoir : nul ne doit ignorer ce que le politique peut décider, ni ce que la science produit (en termes d’informations brutes et de capacités technologiques nouvelles), ni comment les moyens peuvent influencer les fins – c’est-à-dire les mécanismes à l’œuvre et les probabilités de réussite des relations de causalité (causes engendrant des effets). L’ensemble ayant pour vocation de faire émerger une figure idéale de « héros-citoyen », c’est-à-dire de concevoir une exemplarité citoyenne.
Mais comme pour l’entrepreneuriat, qui nécessite des infrastructures d’aide à la création et au développement de nouvelles structures – pépinières d’entreprises, incubateurs, business angels, Banque Publique d’Investissement, fonds de capital-risque, etc. – un renouvellement politique citoyen implique que les modalités de la pratique politique soient bouleversés – et notamment l’abandon de la centralisation des institutions d’où sont menés les débats et prises les décisions.
Il faut néanmoins se méfier du piège qui serait tendu par le libéralisme aveugle en ce domaine : en ne donnant aucune capacité réelle au citoyen, mais en lui indiquant que, puisque c’est son souhait, il doit maintenant se débrouiller seul, et dans le même contexte structurel qu’hier, pour accomplir une tâche qui requiert des moyens d’organisation et de temps importants qui étaient alors l’apanage d’agents de l’Etat salariés. Cela reviendrait à mener la fausse politique de décentralisation et de réforme territoriale que nous connaissons en France depuis quelques années. Ou, dans le domaine économique, à transformer le salarié en travailleur indépendant précaire, sans qu’il bénéficie d’aucune manière de ce nouveau statut, mais en subisse toutes les contraintes de flexibilité au profit de l’entreprise : Uber précarise ses chauffeurs et empoche les bénéfices ; et lorsque le véhicule autonome sera au point, il n’aura aucun effort à faire ni aucun état d’âme en supprimant le coût fixe que constitue le conducteur.
Tout comme une véritable évolution vers l’économie du partage et la fin du salariat (déjà pensée et souhaitée par Marx) est une révolution socio-économique totale, et non pas un ajustement du statut des travailleurs (défavorable à ces derniers), la révolution de l’empowerment citoyen passe par une véritable décentralisation des prérogatives de l’Etat, qui doit renoncer à nombre de ses pouvoirs pour ne plus assurer partiellement que certaines fonctions régaliennes, sous conditions (choses qui seront par ailleurs décrites dans la partie « le futur réinventé » de ce projet).
A cette condition, l’empowerment citoyen sera réellement mis en œuvre en tant que révolutionariat, c’est-à-dire expression libre et échanges d’opinions citoyennes capables d’acquérir le pouvoir effectif de changer les normes locales, les lois et les modes de vie quotidiens (l’en-commun) au sein de la communauté.
Réinsertion historique
La re-création de l’en-commun, c’est-à-dire de la capacité d’appartenir à une communauté définie par « une conscience de classe territoriale » (une communauterroir), reflète la possibilité d’une continuation de la grande politique, conçue comme le processus d’une avancée, d’une progression historique accomplie par l’homme et pour l’homme (le progrès?). En refusant l’uniformisation et en accueillant favorablement et avec ferveur la pluralité et le conflit des opinions crues (éclairées à la lumière de leur subjectivité et dépouillées de toute parure en vérités absolues), autant au sein d’une communauté qu’entre différentes communautés, c’est la politique elle-même que l’on célèbre et reconstitue.
En sortant du fallacieux bain d’eau tiède (pléonasme) du libéralisme aveugle, en prenant conscience de la marinade dans laquelle nous baignons, en identifiant ce fameux camp du bien qui ne cesse de se dérober, le citoyen reprend le sens de l’Histoire : il redevient acteur de son devenir, et de celui des générations qui lui succéderont.
Pour revenir à nos chers petit-bourgeois, Sartre écrit, dans Qu’est-ce que la littérature ? :
Ces écrivains [radicaux-socialistes, ancêtres lointains du camp du bien], qui n’ont pas fait la première guerre et n’ont pas vu venir la seconde, qui n’ont pas voulu croire à l’exploitation de l’homme par l’homme mais qui ont parié sur la possibilité de vivre honnêtement et modestement dans la société capitaliste, que leur classe d’origine, devenue par la suite leur public, a privés du sentiment de l’Histoire sans leur donner, en compensation, celui d’un absolu métaphysique, n’ont pas eu le sens du tragique dans une époque tragique entre toutes, ni celui de la mort quand la mort menaçait l’Europe entière, ni celui du Mal, quand un moment si bref les séparait de la plus cynique tentative d’avilissement.
Pour revenir au commentaire du sondage cité en introduction, Christophe De Voogd répond à la question « qu’est-ce qui selon vous permet encore à la société française de « tenir » ? » en ces termes :
La réponse tient en 3 chiffres : plus de 3000 milliards d’épargne financière, le double en immobilier, et au moins 2/3 des Français qui « s’en sortent ». Une forte majorité n’a donc aucun intérêt à l’aventure, encore moins à la révolution.
Voilà comment on résume la volonté de sortie de l’Histoire : c’est le repli sur soi petit-bourgeois, qui calcule ses intérêts, investit dans le béton et le parpaing, profite de sa retraite grassement payée et optimise la fiscalité pour ses héritiers.
A ce titre, le nationalisme rampant est l’exact opposé du souverainisme populaire, et ce pour trois raisons :
- le premier considère le peuple comme une victime (de la mondialisation, des élites, du complot juif, etc.) tandis que le second prône la liberté dans la responsabilité et l’empowerment comme condition d’accès à celle-ci,
- la nation est définie comme la représentation d’un peuple éternel fantasmé, qui nie la pluralité et enferme dans l’uniformité totalitaire ; alors que le souverainisme populaire fait de l’expression des subjectivités (opinions, doxai) et de leur conflit permanent la source de la politique,
- le repli sur soi nationaliste est un retrait de l’histoire humaine collective et un isolement dans un confort de privilégiés qui n’aurait aucun compte à rendre quant aux moyens de sa réalisation (violence militaire, asservissement économique, en Chine, en Afrique ou ailleurs, et isolationnisme à sens unique) ; au contraire, le souverainisme populaire s’entend comme un humanisme, c’est-à-dire qu’il ne saurait affirmer le droit d’un peuple supérieur à celui d’un autre, et en cela c’est une radicalité.
Le but ultime de l’empowerment citoyen est alors de réconcilier universalisme et ancrage local :
Soit une Histoire considérée autant depuis le sol, les pieds sur terre, que comme engagement universel envers la planète Terre et l’humanité.