Du capitalisme

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une « immense accumulation de marchandises ».

– Karl Marx, Le Capital

Ainsi Marx introduit-il l’œuvre de sa vie : le capitalisme comme processus d’accumulation de marchandises. Mais peut-on en rester là, à cette définition « de combat », militante ? Car c’est sous la plume des socialistes communistes Marx et Engels que naît cette définition toute particulière du capitalisme : il est étonnant et notable que l’on n’ait jamais contesté la paternité du sens de ce terme à ceux-là mêmes qui en font la critique !

A vrai dire, il y a un grand nombre de sens que revêt le mot « capitalisme », mais aucun ne plaide pour lui : rien ne semble pouvoir sauver ce vilain petit canard… Même Fernand Braudel, grand historien du capitalisme notamment, a contribué à l’opprobre ; dans La dynamique du capitalisme, il déclare :

Vous ne disciplinerez, vous ne définirez le mot capitalisme, pour le mettre au seul service de l’explication historique, que si vous l’encadrez sérieusement entre les deux mots qui le sous-tendent et lui donnent son sens : capital et capitaliste.

Le capital, réalité tangible, masse de moyens aisément identifiables, sans fin à l’œuvre ; le capitaliste, l’homme qui préside ou essaie de présider à l’insertion du capital dans l’incessant processus de production à quoi les sociétés sont toutes condamnées ; le capitalisme, c’est en gros (mais en gros seulement), la façon dont est conduit, pour des fins peu altruistes d’ordinaire, ce jeu constant d’insertion.

Il y a dans cette citation énormément d’idées qui méritent d’être reprises et développées, ce à quoi je vais me livrer ici. Pour conclure, on verra si, fidèle au conte, le vilain petit canard ne finit pas par se transformer en cygne (l’espoir fait vivre !).

Le capital

Braudel définit donc le capital comme une « masse de moyens » (et non de fins – j’y reviendrai) « à l’œuvre » en permanence. Il s’agit donc de considérer que le capital constitue un ensemble de biens utilisables et mobilisables, comme des outils ou des consommables, par opposition à un patrimoine de nature inerte. Braudel écrit (toujours extrait de La dynamique du capitalisme) :

Un bien capital ne mérite son nom que s’il participe au processus renouvelé de la production : l’argent d’un trésor inemployé n’est plus un capital, de même une forêt inexploitée, etc.

Si le capital n’est pas une finalité, comme une œuvre d’art ou un objet de culte, mais un simple moyen, il reste à définir en vue de quelles fins ces moyens sont employés. Or moyens et fins sont liés par ce principe qui veut que les fins sont la résultante des moyens employés. Le capital acquiert donc par nature une dimension déjà politique, puisqu’il détermine les fins auquel il aboutit. Or, nous dit Braudel, le capital est « sans fin à l’œuvre » : « sans fin » s’entend à la fois comme l’idée d’un processus infini, mais aussi comme le fait d’une impossibilité de finalité à l’emploi de ces moyens – comme si donc, le capital, son accumulation et son usage n’avaient aucun sens, sinon celui de la propre perpétuation de ce processus. C’est ce que j’ai désigné comme une machinerie matérialiste, constat sombre du monde contemporain.

 

Le capitalisme : processus premier

Mais il existe une perspective plus attractive et digne d’espoir, qui consiste, sans rien enlever au caractère de perpétuel renouvellement du capital (et à sa nécessaire évolution historique), à lui ouvrir pleinement sa dimension politique. Établissons ceci : même une œuvre d’art, fin en soi, peut aussi être considérée comme un moyen (à condition que cette œuvre soit encore utilisée comme un capital par définition, et non pas abandonnée, négligée ou oubliée – l’archéologie serait dans ce cas une activité spécifiquement capitaliste) ; ce moyen, c’est celui de s’aventurer vers l’ailleurs, car un aboutissement (une fin atteinte) révèle souvent l’opportunité d’un nouveau commencement. Le capital serait alors compris à la fois comme moyen de production, mais aussi (et surtout), comme moyen d’inspiration. Et c’est en tant que moyen d’inspiration qu’il contribue à engendrer une politique, que l’on peut qualifier de nouveau, libre et responsable choix, dont la volonté de mise en œuvre va elle-même nécessiter des moyens (donc un capital renouvelé, d’une nature qui va différer en fonction des objectifs visés de celui qui existe, et qui va réemployer l’existant en le modifiant – à la manière d’une destruction créatrice).

Le capitalisme est par conséquent une projection en avant par le perfectionnement et l’invention de capitaux (moyens) propres aux fins qui lui sont assignées, et que cette mobilisation de moyens contribue à faire advenir.

Pour une civilisation (ou société), le capital constitue donc l’ensemble des richesses mobilisables, moyens qui, gérés avec soin, engendrent davantage de moyens contribuant à renforcer cette civilisation. Renforcer signifie essentiellement assurer la capacité de continuation, rigidifier ce qui était fragile, et rendre possible l’impossible (le rôle de la technologie) : il s’agit de matériel, mais aussi de conquérir les cœurs et les têtes afin que tous se tournent vers la même direction. Ce procédé est un succès dès lors que le capital prend le sens de richesses et que ces richesses deviennent pour chacun une richesse – ou amélioration, ou progrès. Tout ceci dit très génériquement, sans présager de la nature concrète de ce que chaque société désigne par richesse ou progrès. Braudel écrit :

Est-il une seule société, à notre connaissance, qui n’ait accumulé, qui n’accumule des biens capitaux, qui ne les utilise régulièrement pour son travail et qui, par le travail, ne les reconstitue, et ne les fasse fructifier ?

A l’exception de l’idéologie anti-civilisation, nulle société ne peut échapper à ce processus.

 

C’est déjà s’éloigner du capitalisme comme processus primaire que de substituer au capital sa fonction d’usage pour une fonction d’échange, ou encore de le projeter dans ce que l’on nomme l’économie de marché. Braudel écrit :

Tout ce qui reste en dehors du marché n’a qu’une valeur d’usage, tout ce qui en franchit la porte étroite acquiert une valeur d’échange.

Le capitalisme premier se borne à considérer le capital pour sa valeur d’usage – il reste cantonné à la définition du capital comme un moyen. La sophistication de l’économie de marché est un produit dérivé, une surcouche tellement ancrée dans nos habitudes qu’elle nous fait confondre capitalisme premier et capitalisme de marché.

D’un côté, le capitalisme premier, usant sans intermédiaire du capital produit, se situe dans une perspective d’autoconsommation. Cette autoconsommation n’interdit pas de produire davantage que nécessaire et de réaliser des stocks ni de faire preuve d’inventivité technique, ni d’organiser des échanges locaux, mais tout surplus a vocation à être employé (consommé ou utilisé afin d’accroître le capital durable) ultérieurement par les mêmes acteurs qui l’ont produit (ou leur descendance, ou de nouveaux arrivants accueillis au sein de cette société). Braudel écrit, successivement à propos de l’agriculture, de la technique, de la monnaie et de l’urbanisation :

Le blé, le riz, le maïs, sont le résultat de choix très anciens et d’innombrables expériences successives, qui par l’effet de « dérives » multiséculaires  […] sont devenus des choix de civilisation. Le blé, qui dévore la terre, qui exige que celle-ci repose régulièrement, implique, permet l’élevage […] Le riz naît […] d’une culture intense où l’homme ne laisse pas de place aux animaux. Le maïs est […] le plus facile à obtenir des mets quotidiens : il ménage des loisirs, d’où les corvées paysannes et les énormes monuments amérindiens. […]

Tout est technique depuis toujours, l’effort violent, mais aussi l’effort patient et monotone des hommes, modelant une pierre, un morceau de bois ou de fer pour en faire un outil ou une arme. […]

La monnaie est une très vieille invention, si j’entends par là tout moyen d’accélérer l’échange. Et, sans échange, pas de société. [il s’agit donc bien ici d’échanges au sein d’une société] […]

Quant aux villes, elles existent dès la Préhistoire. Ce sont là des structures multiséculaires de la vie la plus ordinaire.

Penser le capitalisme premier signifie retourner aux sources qui font les grandes rivières. Braudel écrit :

C’est du quotidien que je suis parti, de ce qui, dans la vie, nous prend en charge sans même que nous le sachions : l’habitude – mieux, la routine -, mille gestes qui fleurissent, s’achèvent d’eux-mêmes, et vis-à-vis desquels nul n’a à prendre de décision, qui se passent, au vrai, hors de notre pleine conscience. Je crois l’humanité plus qu’à moitié ensevelie dans le quotidien. D’innombrables gestes hérités, accumulés pêle-mêle, répétés infiniment jusqu’à nous, nous aident à vivre, nous emprisonnent, décident de nous à longueur d’existence. Ce sont des incitations, des pulsions, des modèles, des façons ou des obligations d’agir qui remontent parfois, et plus souvent qu’on ne le suppose, au fin fond des âges.

C’est ce capitalisme-là aussi, bien humain, lente accumulation d’us et coutumes, qui contribue, autant que les biens matériels, à engendrer et à faire perdurer les civilisations. Ensevelie dans le quotidien, l’humanité l’est bien davantage qu’à moitié, elle l’est pleinement ; et la ruse de la Raison de Hegel (qu’il pense à tort historiquement universelle) n’est rien d’autre que le lit que forment par hasard des sources diverses : ainsi autant de civilisations naissent et meurent en suivant leur « raison » propre, toutes différentes mais toutes semblables en cela qu’elles sont de nature capitaliste. Braudel poursuit :

Cette vie matérielle telle que je la comprends, c’est ce que l’humanité au cours de son histoire antérieure a incorporé profondément à sa propre vie, comme dans les entrailles mêmes des hommes, pour qui telles expériences ou intoxications de jadis sont devenues nécessités du quotidien, banalités.

Braudel, dont la dérive universaliste est bien mise en lumière par Marcel Detienne ici, parle d’humanité là où il faudrait parler de civilisations ou, mieux, de communautés. Mais son point de vue est par ailleurs exact. Le risque est pourtant de voir encore le capitalisme premier comme une force de conservatisme mou. Mais comme déjà dit, le capital est aussi moyen d’inspiration, et la rupture politique, l’acte politique libre ou encore l’homme pré-historique sont autant de produits, de continuateurs aussi bien que d’initiateurs, du capitalisme premier (puisqu’il faut un commencement, une naissance à tout mouvement capitaliste). Braudel écrit donc aussi, à propos de cette « vie matérielle ordinaire » (agriculture, technique, monnaie, ville) :

Ce sont aussi des multiplicateurs capables de s’adapter au changement, de l’aider puissamment.

 

De l’autre côté, il s’agit du monde des échanges, embryon de la spécialisation de la production et de la recherche croissante de productivité : l’absence d’auto-suffisance (ou davantage : l’ambition d’avoir accès à d’autres types de biens) entraîne le besoin d’échanger tout ou partie de son capital contre d’autres types de capitaux. Mais ce dernier mode de fonctionnement entraîne mécaniquement une organisation particulière, des jeux d’acteurs nouveaux et toute une série de processus dérivés, dont la prééminence progressive font perdre de vue les racines du capitalisme, à tel point que l’on parle plus volontiers (et à juste titre) d’économie de marché, et Braudel oppose à ce propos les notions de « vie matérielle » et de « vie économique ». C’est cette « vie économique » que l’on croit désormais être l’essence du capitalisme, alors qu’elle n’est que l’expression d’une civilisation particulière, fondée sur « le rapport de forces » que Braudel dit être « à la base du capitalisme » – il aurait dû dire « du capitalisme de marché, ou occidental ».

 

L’exemple du capitalisme occidental : la bourgeoisie

L’erreur de confondre capitalisme premier et économie de marché se double d’un ethnocentrisme consistant à réduire l’étude du capitalisme à celle du capitalisme occidental, et à assimiler l’évolution historique de l’Occident avec le capitalisme, l’Occident devenant comme sujet d’étude le mètre étalon, le modèle du capitalisme « aboutissant ». Ce qui revient à inverser la logique impliquant que l’Occident correspond au développement inédit d’une civilisation capitaliste (pléonasme) parmi d’autres, et que son étude exige de distinguer par conséquent ce qui est propre à cette civilisation occidentale et ce qui est commun à toute civilisation (le capitalisme désignant cet en-commun).

Etudier le capitalisme occidental, c’est analyser de quelle manière l’Occident s’est ingénié à insérer (pour reprendre les termes de Braudel) le capital dans le processus « de production » (ajoute Marx) capitaliste. Il y a dans cette « manière » de faire la marque de choix éminemment politiques, parce qu’elle conditionne les relations entre les hommes, producteurs et consommateurs, et leur relation avec le capital. Cette organisation infra-structurelle (pour rester dans les termes marxistes), premier acte politique, conditionne certes, par son ampleur et sa profondeur, le modèle économique qui en dérive. Mais cette forme économique, faite de relations normées entre agents économiques (détaillés plus bas) n’est pas la forme sociale, ou l’espace public au sein duquel se meuvent et se rencontrent les hommes : il s’agit d’un acte politique de libération, aucunement d’une politique de liberté, qui reste entièrement à construire.

 

Pour le cas particulier de la civilisation occidentale, dans laquelle nous baignons et qui nous masque d’autres horizons, Braudel écrit :

En Occident, […] l’histoire répète sans fin la même leçon, à savoir que les réussites individuelles doivent presque toujours s’inscrire à l’actif de familles vigilantes, attentives, acharnées à grossir peu à peu leur fortune et leur influence. […]

C’est mettre en vedette, pour l’Occident, ce que nous appelons en gros, d’un terme qui s’est imposé tardivement, l’histoire de la bourgeoisie, porteuse du processus capitaliste, créatrice ou utilisatrice de la hiérarchie solide qui sera l’épine dorsale du capitalisme.

Une dernière fois, pour être précis, Braudel devrait écrire « du capitalisme occidental », car il ne s’agit plus ici de parler du « capitalisme » de manière théorique, mais bien d’illustrer un développement spécifique de ce processus – qui n’est aucune façon unique.

« L’histoire de la bourgeoisie », celle de « familles vigilantes » assurément portées à la stabilité de la « hiérarchie » une fois leur place bien faite en son sein, serait le creuset du capitalisme occidental. Bourdieu décrit ainsi, à travers notre rapport à l’immobilier, la précaution d’un comportement qui nous est largement familier :

Une épargne non financière est un investissement dont on entend qu’il conserve ou augmente sa valeur tout en procurant des satisfactions immédiates. A ce titre, elle est l’élément central d’un patrimoine dont on attend qu’il dure au moins autant que son propriétaire, et même qu’il lui survive, à titre d’héritage transmissible.

Des « satisfactions immédiates » convertibles en « héritage transmissible » : existe-t-il plus succincte formule pour décrire le capitalisme occidental, ou bourgeoisie ? On y devine l’égoïsme et le conservatisme qui firent les grandes nations coloniales florissantes, portant haut l’étendard d’un universalisme prétentieux et vain ne cessant de bafouer les libertés humaines au profit d’un ordre tout autoritaire, usant sans remords de violence à des fins d’enrichissement individuel jamais assouvi ; des nations aujourd’hui en crise de ne savoir garder captif un monde turbulent, désespérant sa jeunesse d’accéder au confort des aînés, incapable de regagner l’adhésion des peuples faute de trouver un sens capable de soutenir des objectifs collectifs porteurs d’avenir.

Marx a continuellement vilipendé cet esprit bourgeois ; dans le Manifeste du Parti Communiste, il écrit :

Être capitaliste, ce n’est pas seulement être en possession d’une certaine situation personnelle ; c’est occuper une situation sociale dans la production.

Cette situation sociale particulière du « capitaliste » (il faudrait écrire : du « bourgeois ») dans la production, c’est d’accaparer le capital :

Car le capital est un produit collectif, et il ne peut être mis en œuvre que par le travail collectif de beaucoup, ou même, en dernière analyse, que par le travail collectif de tous les membres de la société.

Le capital n’est donc pas une puissance attachée à une personne, il est une puissance inhérente à la société.

Cette perspective bourgeoise n’admet par ailleurs aucune alternative, et on pourrait par conséquent nommer « bourgeois » tous ceux qui considèrent que le capitalisme est le capitalisme occidental, et ce même s’ils cherchent une alternative au (emploi significatif du singulier dans leur bouche) capitalisme (on dira d’eux qu’ils ont été contaminés par l’esprit de la bourgeoisie) ; Marx :

Pour un bourgeois, la suppression de la propriété de classe signifie l’arrêt de la production elle-même ; ainsi la suppression de la civilisation de classe signifie pour lui la suppression de toute civilisation. […]

Une interprétation intéressée vous fait transformer en lois éternelles de la nature et de la raison les conditions de la production et de la propriété qui sont les vôtres, qui sont historiquement données, mais qui disparaîtront par l’évolution même de la production. […] Vous concevez que la propriété antique, que la propriété féodale aient pu naître et disparaître ; vous êtes condamnés à ne plus oser le concevoir pour la propriété bourgeoise.

Braudel développe lui aussi ce point de vue marxiste :

Le régime féodal, c’est, au bénéfice de familles seigneuriales, une forme durable du partage de la richesse foncière. […] La « bourgeoisie », à longueur de siècles, aura parasité cette classe privilégiée […] pour s’emparer de ses biens.

La bourgeoisie, c’est aussi un processus d’éternel recommencement, d’une bourgeoisie qui remplace l’autre, et donc, qui n’est jamais remplacée par autre chose. Braudel et Marx se rejoignent totalement ; extrait de Braudel :

[La bourgeoisie] se glissant finalement dans ses rangs [ceux de la noblesse] et alors s’y perdant. Mais d’autres bourgeois sont là pour remonter à l’assaut, pour recommencer la même lutte. Parasitisme en somme de longue durée : la bourgeoisie n’en finit pas de détruire la classe dominante pour s’en nourrir. Mais sa montée a été lente, patiente, l’ambition reportée sans fin sur les enfants et petits-enfants. Ainsi de suite.

Braudel développe sa vision de ce conservatisme bourgeois, nécessaire à l’avènement du capitalisme occidental :

Une société de ce type […] est une société où la propriété, les privilèges sociaux, sont relativement à l’abri, où les familles peuvent en jouir dans une relative tranquillité, la propriété étant, se voulant, sacro-sainte, où chacun reste en gros à sa place.

Or il faut ces eaux sociales calmes pour que l’accumulation s’opère, […] pour que le capitalisme [occidental, une nouvelle fois] enfin émerge. Il détruit, ce faisant, certains bastions de la haute société, mais pour en reconstruire d’autres à son profit, aussi solides, aussi durables.

La thèse sous-jacente selon laquelle des « eaux sociales calmes », c’est-à-dire une société sereine et apaisée, peuplée d’individus prospérant dans l’entente mutuelle, sont obtenues à partir d’un déterminisme social rigide, a toute raison d’être contestée : certes, il en a été ainsi, mais il pourrait, il devrait pouvoir en être bien différemment. Car sinon, cela signifie que la seule forme de société apte à se développer (j’entends par là : à développer ses richesses, c’est-à-dire à entrer dans un processus capitaliste-civilisationnel porté par l’adhésion de tout un peuple) devrait nécessairement s’incarner dans un mélange de contrôle social engendrant toute une caste d’arrivistes et de parvenus (on pense aux figures toujours contemporaines de Rastignac ou de Bel-Ami) – les bourgeois-nouveaux à l’assaut des bourgeois établis (phénomène de nos jours désigné sous les termes pernicieux d’économie du partage), soit une destruction créatrice amputée et empêtrée dans un cercle vicieux (cercle auquel je donne volontiers le nom de libéralisme aveugle).

Ce très étroit corridor mental, Braudel n’ignore pas à quel point il correspond à une forme de capitalisme (dont il fait pourtant une généralisation malvenue) intrinsèquement liée à la civilisation occidentale :

Ces longues gestations de fortunes familiales […] nous sont si familières […] qu’il nous est difficile de nous rendre compte qu’il s’agit là, en fait, d’une caractéristique essentielle des sociétés d’Occident.

 

Alors, pour aller plus avant dans l’étude du capitalisme occidental que nous propose donc l’historien Braudel dans La dynamique du capitalisme, il faut plonger dans la présentation des acteurs socio-économiques de cette civilisation.

 

Les acteurs du capitalisme occidental

Primo, il faut bien lui faire honneur, il s’agit du capitaliste. Terme aussi ambigu que le capitalisme lui-même. Le capitaliste, pour Braudel, est « l’homme qui préside à l’insertion du capital dans le processus de production » : tautologie ? Cela signifierait que tout individu acteur d’une société capitaliste serait un capitaliste, même l’honnête « travailleur », même le bon « prolétaire » ? « Oh que non ! » s’écrient les bien-pensants. Ils poursuivent : « lisez de plus près : Braudel écrit ‘qui préside’. Il s’agit donc des élites, des atroces PDG et de leurs malfaisants compères des conseils d’administration ; la classe dirigeante, les oppresseurs ». Ah d’accord ! Mais tous ceux qui envient de les remplacer alors ? Et tous ceux qui, désespérant de les remplacer, espèrent secrètement tenir leur revanche grâce à leur progéniture conditionnée pour réussir ? Et, enfin, tous ceux qui n’espèrent rien, qui cyniquement crachent sur tout, mais jouissent néanmoins d’un système qui maintient le statu-quo ? S’ils ne sont pas capitalistes bourgeois, que sont-ils ?

A côté du capitaliste bourgeois guerrier et militant, il existe une banalité du capitalisme bourgeois, comme à côté du nazi convaincu aux velléités ouvertement génocidaires, il existe une banalité du mal : un état que l’on pourrait confondre avec l’hypnose, fait d’inconscience et d’irresponsabilité. Une négation de liberté pour soi-même et les autres, une sujétion face à plus grand que soi, un rabaissement instinctif au statut d’administré, à celui d’agent (on parle de comportement « agentique »), une désertion de son poste, ou en rase campagne. Que le capitalisme bourgeois engendre et se nourrisse de cette déshumanisation, cela va sans dire. Le règne de la mêmeté soumise est un idéal ; l’individu serait ce résidu, ce leurre romantique permettant d’acquérir la paix sociale tout en écoulant un stock plus volumineux de produits plus variés.

Y a-t-il une frontière, pour le travailleur, lui permettant d’entrer dans un processus capitaliste sans qu’il ne devienne bourgeois ? Il existe une frontière économique, telle que la décrit Braudel, entre valeur d’usage et valeur d’échange :  le travailleur qui n’a accès ni ne produit de capitaux que pour leur valeur d’usage n’entre pas dans le capitalisme bourgeois. Braudel :

Celui qui ne vient au bourg que pour vendre quelques menues marchandises, des œufs, une volaille, pour obtenir les quelques pièces de monnaie nécessaires au paiement de ses impôts ou à l’achat d’un soc de charrue, celui-là touche seulement à la limite du marché. Il reste dans l’énorme masse de l’autoconsommation.

Mais la frontière la plus profonde, la plus fondamentale, primordiale, est celle de la démocratie, c’est-à-dire de l’aspiration à incarner le héros-citoyen, de l’homo politicus s’opposant à l’homo pragmaticus, de la vie publique face aux intérêts privés, de l’autonomie (prise d’autonomie et don d’autonomie) face à la sujétion, de l’accueil et du débat face à l’indifférence, de la désobéissance face à la servitude. Car sans cela, l’anti-bourgeois d’un jour sera toujours le bourgeois de demain.

 

Il y a ensuite l’entrepreneur, que l’on confond donc avec le capitaliste, ou qui est le capitaliste-en-chef. Braudel écrit :

Je ne crois pas que Josef Schumpeter ait raison de faire de l’entrepreneur le deus ex machina. Je crois obstinément que c’est le mouvement d’ensemble qui est déterminant et que tout capitalisme est à la mesure, en premier lieu, des économies qui lui sont sous-jacentes.

Ce que je pense de l’entrepreneur à succès : c’est un homme chanceux et besogneux qui arrive au bon endroit au bon moment. Il parvient, consciemment ou pas, à capter l’air de son temps et à répondre à la demande (« donner aux gens ce qu’ils veulent« ), ou, fait plus rare et encore plus profitable, à en faire émerger une nouvelle. Rien à voir, pour préciser, avec le gestionnaire nommé à la tête d’une grande société : s’ils portent le même titre (PDG) et poursuivent peu ou prou les mêmes objectifs (accroissement du profit et de la marge bénéficiaire pour contenter l’actionnariat), leur pedigree est très souvent aux antipodes (l’un sort d’une grande école, l’autre cherche à sortir de la rue – le fils héritier de bonne famille face au roturier ambitieux).

Braudel poursuit :

Privilège du petit nombre, le capitalisme est impensable sans la complicité active de la société.

Il est forcément une réalité de l’ordre social, même une réalité de l’ordre politique, même une réalité de civilisation. Car il faut que, d’une certaine manière, la société tout entière en accepte plus ou moins consciemment les valeurs.

Valeurs bourgeoises d’une société à dominance bourgeoise ; Braudel :

Il y a des conditions sociales à la poussée et à la réussite du capitalisme. Celui-ci exige une certaine tranquillité de l’ordre social, ainsi qu’une certaine neutralité, ou faiblesse, ou complaisance, de l’Etat.

 

Et qu’est-ce qui, au sein de l’Etat-nation, incarne l’unité des valeurs, le bon sens républicain dont on nous rebat les oreilles ? C’est l’Etat, bien entendu – autre acteur. Braudel écrit :

Ainsi l’Etat moderne, qui n’a pas fait le capitalisme mais en a hérité, tantôt le favorise et tantôt le défavorise ; tantôt il le laisse s’étendre, tantôt il en brise les ressorts. Le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie avec l’Etat, qu’il est l’Etat.

Je reviendrai sur cette nécessaire collusion du pouvoir et de l’argent, qui est aussi une marque du capitalisme bourgeois.

 

Se plaignant toujours de l’Etat (à cause des impôts qu’il doit acquitter, et parce qu’il se sent trop éloigné des cercles de pouvoir), on trouve le petit commerçant, ou marchand. Braudel :

Le boutiquier est, lui, carrément, un agent de l’économie de marché. […] Plus encore, la boutique, c’est l’échange assorti du crédit, car le boutiquier reçoit sa marchandise à crédit, il la vend à crédit. Ici, tout une séquence de dettes et de créances se tend à travers l’échange.

 

Apparait donc l’inévitable banquier. Avant que la banque et la finance ne dominent tout, il s’agit simplement de petits opérateurs ingénieux, tels qu’ils le sont d’ailleurs encore de nos jours lorsqu’ils inventent de putrides produits financiers. Braudel, décrivant la Venise du XVIe siècle :

A deux pas, les ‘banchieri’ sont là, dans leurs étroites boutiques, prêts à régler ces transactions [des négociants et des marchands] sur-le-champ, par des virements de compte à compte.

Autres exemples :

Dans le vacarme de la Bourse d’Amsterdam, disons au XVIIe siècle, […] un agent de change d’aujourd’hui […] s’y reconnaîtrait sans peine, j’imagine, dans le jeu déjà compliqué et sophistiqué des actions que l’on vend et revend sans les posséder, selon les procédés très modernes de ventes à terme ou à prime.

Un voyage à Londres, dans les cafés célèbres de Change Alley, révèlerait les mêmes roueries et les mêmes acrobaties.

 

Braudel nous éclaire sur le basculement vers les grandes banques, mais il faut d’abord faire une détour par un nouvel acteur, le négociant, qu’il ne faudrait pas confondre avec le marchand. L’un tient sa boutique de quartier qui, si elle s’élargit, fait de lui un notable local de province ; l’autre court de capitale en capitale, où il est invité à dîner chez tous les puissants. Braudel :

Dans tous les pays du monde, un groupe de gros négociants se détache nettement de la masse des marchands.

Braudel donne quelques exemples de cette différenciation marchand/négociant :

Le ‘tayir’, en Islam, est un importateur-exportateur qui […] dirige agents et commissionnaires. Il n’a rien de commun avec le ‘hawanti’, le boutiquier du souk. Dans l’Inde, à Agra, […] vers 1640, un voyageur note que l’on désigne sous le nom de ‘sogador’ « celui que nous appellerions chez nous, en Espagne, un ‘mercader’, mais certains s’ornent du nom particulier de ‘katari’, [..] qui signifie marchand richissime et de grand crédit ». […]

Le « négociant », c’est le ‘katari’ français ; le mot apparaît au XVIIe siècle. En Italie, la distance est énorme entre le ‘mercante a taglio’ et le ‘negoziante’ ; de même en Angleterre, entre le ‘tradesman’ et le ‘merchant’, qui, dans les ports anglais, s’occupe avant tout d’exportation et de commerce au loin ; en Allemagne, entre les ‘Krämer’ d’une part, et, de l’autre, le ‘Kaufmann’ et le ‘Kaufherr’.

Au-delà de sa fortune personnelle et du cercle restreint des affaires juteuses auquel il appartient, l’autre particularité du négociant, nous dit Braudel, c’est qu’il ne se limite jamais à une seule activité :

La spécialisation, la division du travail, qui ne fait que s’accentuer […] affecte toute cette société marchande, sauf à son sommet, celui des négociants-capitalistes. […] Le marchand de haut vol n’est, pour ainsi dire, jamais limité à une seule activité : il est marchand, bien sûr, mais jamais dans une seule branche, et il est tout aussi bien, selon les occasions, armateur, assureur, prêteur, emprunteur, financier, banquier, [etc…] Désormais, toute bonne affaire à sa portée sera de sa compétence.

De là, nous rejoignons avec Braudel l’acteur banquier, et sa transformation dominatrice :

Une seule spécialisation a eu, parfois, tendance à se manifester dans la vie marchande : le commerce de l’argent. Mais son succès n’a jamais été de longue durée, comme si l’édifice économique ne pouvait nourrir suffisamment cette pointe haute de l’économie.

Braudel cite les exemples des banques florentines (XIVe-XVe siècles), gênoises (XVIe-XVIIe) et d’Amsterdam (XVIIe-XVIIIe) qui toutes se soldèrent par un échec. Il conclut:

Il n’y aura de réussite du capitalisme financier qu’au XIXe siècle, au-delà des années 1830-1860, quand la banque saisira tout, l’industrie plus la marchandise, et que l’économie en général aura acquis assez de vigueur pour soutenir définitivement cette construction.

J’aime cette idée que la banque « se saisit de tout » mais qu’il lui faut aussi toute une économie « pour la soutenir » : un vampire, en sa dépendance d’être supérieur buveur de sang humain, ne se comporte pas autrement. On comprend aussi pourquoi les premiers qui devraient être touchés par une crise économique sont les banques, dopées à la croissance infinie dont elles ne peuvent se sevrer. Mais, pour reprendre les termes de Braudel, quand le capitalisme (bourgeois) triomphe, la banque et l’Etat ne font plus qu’un… et ni l’un ni l’autre ne veulent sombrer.

 

Voilà les acteurs décrits, et complicité et collusion semblent être les maîtres-mots qui gouvernent leurs relations dans le capitalisme occidental.

 

Collusion et modernité du capitalisme bourgeois

Si les manières d’insérer le capital dans le processus capitaliste (les moyens employés) sont faites de complicités et de collusions, à quelles finalités pensez-vous que le capitalisme occidental parviendra ?

Braudel distingue trois niveaux économiques, superposés successivement de cette manière :

  1. la vie matérielle (auto-consommation),
  2. l’économie de marché (les échanges commerciaux),
  3. le capitalisme bourgeois (ou occidental), sur lequel je vais ici me concentrer.

Au-dessus de la masse énorme de la vie matérielle de tous les jours, l’économie de marché a tendu ses filets et maintenu en vie ses divers réseaux. Et ce fut, d’habitude, au-dessus de l’économie de marché proprement dite, qu’a prospéré le capitalisme.

Braudel insiste sur le fait que la vie matérielle est le socle fondamental :

On a souvent présenté le capitalisme comme le moteur ou l’épanouissement du progrès économique. En réalité, tout est porté sur le dos énorme de la vie matérielle : se gonfle-t-elle, tout va de l’avant ; l’économie de marché se gonfle elle-même rapidement à ses dépens, étend ses liaisons. Or, de cette extension, le capitalisme est toujours bénéficiaire.

Je vois dans cette « vie matérielle » le degré zéro du capitalisme, le capitalisme premier, la brique de base à partir de laquelle une société (civilisation) va construire à sa manière et pour les fins qui l’occupent des dérivations, des perfectionnements de ce capitalisme. Ces dérivations définissent la civilisation qui les supporte et qu’elles engendrent. Dans le cas occidental, Braudel en nomme deux : « économie de marché » et (malencontreusement) « capitalisme » (ou bourgeoisie) :

[…] ce qui relève de l’échange et que nous désignerons à la fois comme l »économie de marché’ et comme le ‘capitalisme’. Cette double appellation indique que nous entendons distinguer l’un de l’autre ces deux secteurs qui, à nos yeux, ne se confondent pas.

Le passage de la vie matérielle à l’économie de marché se conçoit simplement comme l’accroissement de la production de la vie matérielle (qui « se gonfle ») et entraîne la prolifération des échanges – et par ce biais la transition du capital de sa valeur d’usage à sa valeur d’échange. Et, nous dit Braudel, c’est cette économie de marché qui a fait l’objet de toutes les attentions des savants (économistes), soulevant l’épineuse mais ô combien intéressée problématique de la rencontre de l’offre et de la demande et de la formation des prix, mais aussi celles des politiques, faisant de la porosité des frontières un enjeu de puissance pour les Etats-nations (Braudel écrit que « le Prince » s’enquiert « du pavillon national qu’il faut défendre, de l’industrie nationale […] qu’il importe de promouvoir »). C’est la première dérivation occidentale, avec laquelle Braudel prend d’ailleurs certaines distances, allant jusqu’à la qualifier de « mythe » :

Peut-on oublier combien de fois le marché a été tourné ou faussé, le prix arbitrairement fixé par les monopoles de fait ou de droit ? […]

Il importe de signaler au moins que le marché, entre production et consommation, n’est qu’une liaison imparfaite, ne serait-ce que dans la mesure où elle reste ‘partielle’. […] Je crois aux vertus et à l’importance d’une économie de marché, mais je ne crois pas à son règne exclusif. […]

Le mythe [du ‘laissez faire’] ne s’est pas encore effacé dans l’opinion publique et les discussions politiques d’aujourd’hui.

Le passage au capitalisme bourgeois intervient immédiatement, dans un contexte qui lui devient favorable : les Etats-nations en quête de puissance et l’économie de marché florissante étendant toujours plus loin son périmètre (jusqu’à devenir mondiale) et requérant davantage de moyens et d’hommes influents (les négociants). Cette collusion, provenant d’intérêts respectifs bien compris et de l’intimité régnant entre le monde de l’argent et celui du pouvoir, s’institue d’abord au sein des cités-Etats (Etats-nations en miniature) ; Braudel :

Dans sa première grande phase, dans les villes-Etats d’Italie, à Venise, à Gênes, à Florence, c’est l’élite de l’argent qui tient le pouvoir. En Hollande, au XVIIe siècle, l’aristocratie des Régents gouverne dans l’intérêt et même selon les directives des hommes d’affaires. […] En Angleterre, la révolution de 1688 marque pareillement un avènement des affaires à la hollandaise.

En France, avec « un retard de plus d’un siècle » nous dit Braudel, le changement de paradigme survient avec la révolution bourgeoise de 1830 (dont les conséquences se solderont par la contre-révolution prolétaire de 1848) :

C’est avec la révolution de Juillet, en 1830, que la bourgeoisie d’affaires s’installe enfin confortablement au gouvernement.

Avec la collusion vient l’opacité, qui est l’autre changement majeur. « Knowledge is power » (la connaissance est le pouvoir) devient le mot d’ordre, car ce capitalisme bourgeois fait naître, à côté des mécanismes de libre marché public, des « marchés privés » conçus par et pour les grands négociants, fuyant, nous dit Braudel, « la transparence et le contrôle » :

Dès qu’on s’élève dans la hiérarchie des échanges, c’est le second type d’économie qui prédomine. […] Les historiens anglais ont signalé, à partir du XVe siècle, l’importance grandissante, à côté du marché public traditionnel – le ‘public market’ -, de ce qu’ils baptisent le ‘private market’, le marché privé ; je dirais volontiers, pour accentuer la différence, le ‘contre-marché’. […]

Le marchand itinérant donne ses rendez-vous au bord du marché, en marge de la place où celui-ci se déroule. […] Il est évident qu’il s’agit d’échanges inégaux où la concurrence a peu de place, où le marchand dispose de deux avantages : il a rompu les relations entre le producteur et celui à qui est finalement destinée la marchandise, […] et il dispose d’argent comptant, c’est son argument principal.

Ici, la loi du plus fort remplace celle du marché ; on passe de relations libres de gré à gré, du producteur au consommateur, à des relations contraintes. C’est l’efficacité de ces marchands, qui se fait au détriment des producteurs, qui est louée par les pouvoirs publics, selon Braudel :

De longues chaînes marchandes se tendent entre production et consommation, et c’est assurément leur efficacité qui les a imposées, en particulier pour le ravitaillement des grandes villes, et qui a incité les autorités à fermer les yeux, pour le moins à relâcher leur contrôle.

Voilà comment une préférence toute politique pour la massification et l’urbanisation a contribué à l’essor d’un commerce de gros, seul garant, nous affirmerait-on, que l’intérêt collectif (bien compris par l’Etat) prime sur l’intérêt individuel – invocation de la fameuse raison d’Etat. Le fait que cette concentration entraîne l’essor de riches négociants serait in fine un moindre mal en comparaison des « services » rendus à l’ensemble de la population. Une population bien nourrie qui peut dormir sur ses deux oreilles, puisque l’Etat veille sur elle. Des « intérêts convergents » qu’il ne faudrait pas hésiter à nommer « corruption du pouvoir politique », non pas tant parce que les hommes politiques seraient « achetés », corrompus, mais parce que les décisions politiques, la politique elle-même, en est corrompue : en se subordonnant de fait au pouvoir économique, elle ne peut plus porter le nom de politique – au mieux, celui de politique économique, mais faudrait-il encore qu’elle soit capable de confronter et de dépasser l’organisation capitaliste bourgeoise, de sortir de ce cadre. Concrètement, le soutien de l’alliance du politique et du négociant est une route de la servitude volontaire : servitude du peuple en tant que producteur et consommateur à la fois, mais surtout en tant que citoyen libre. Braudel :

Que ces capitalistes [j’ajoute : bourgeois], en Islam comme en Chrétienté, soient les amis du Prince, des alliés ou des exploiteurs de l’Etat, est-il besoin de le dire ? […] Ils ont mille moyens de fausser le jeu en leur faveur, par le maniement du crédit, par le jeu fructueux des bonnes contre les mauvaises monnaies, les bonnes monnaies d’argent et d’or allant vers les grosses transactions, vers le Capital [plutôt : de larges masses de capitaux], les mauvaises, de cuivre, vers les petits salaires et les paiements quotidiens, donc vers le Travail [ou : la vie matérielle, le capitalisme premier]. […]

Qu’ils aient à leur disposition des monopoles ou simplement la puissance nécessaire pour effacer neuf fois sur dix la concurrence, qui en douterait ?

Et Braudel de citer cette croustillante correspondance :

Écrivant à l’un de ses comparses de Bordeaux, un marchand [négociant] hollandais lui recommandait de tenir secrets leurs projets ; autrement, ajoutait-il, « il en serait de cette affaire comme de tant d’autres où, dès qu’il y a de la concurrence, il n’y a plus d’eau à boire » !

En résumé, écrit Braudel :

Deux types d’échange ; l’un, terre à terre, concurrentiel [l’économie de marché], puisque transparent, l’autre supérieur, sophistiqué, dominant. Ce ne sont ni les mêmes mécanismes ni les mêmes agents qui régissent ces deux types d’activité, et ce n’est pas dans le premier, mais dans le second, que se situe la sphère du capitalisme [j’ajoute : bourgeois].

 

Ce capitalisme bourgeois, nous sentons bien qu’il est plus vif aujourd’hui que jamais, qu’il n’a eu de cesse de se développer, et que nombreuses sont les similitudes, les parallèles que nous pouvons faire entre l’Histoire que nous décrit Braudel et le monde contemporain. Cela lui paraît évident :

Certes, le capitalisme d’aujourd’hui [Braudel parle en 1976, et quarante ans plus tard, tout reste scrupuleusement exact] a changé de taille et de proportions, fantastiquement. […] Mais, mutatis mutandis, je doute que la nature du capitalisme ait changé de fond en comble.

Braudel dénombre trois invariants :

  1. le caractère mondial, ou universel, de ce capitalisme,
  2. les monopoles,
  3. le fait que le capitalisme bourgeois ne recouvre pas l’ensemble de la sphère économique, mais demeure concentré « en haut », comme un « superlatif ».

Braudel écrit à propos de ce dernier point :

Le capitalisme ne recouvre pas toute l’économie, toute la société au travail ; il ne les enferme jamais l’une et l’autre dans un système, le sien, qui serait parfait : la tripartition [vie matérielle, économie de marché, capitalisme bourgeois] conserve une étonnante valeur présente de discrimination et d’explication.

Preuves à l’appui, par le biais de l’article de l’inénarrable Pierre-Antoine Delhommais (qui en a déjà commis d’autres) intitulé « Vive les multinationales ! », paru dans Le Point du 24 mars 2016, et qui s’appuie sur de récentes données de l’INSEE, dont Delhommais cite la conclusion :

« L’essentiel de l’activité économique du secteur marchand est porté par un nombre restreint d’entreprises. »

Sur les 3,3 millions d’entreprises en France, 3 000 concentrent à elles seules 52% de la valeur ajoutée, 70% des investissements et 83% des exportations. Emploient 5,1 millions de salariés, soit 43% des salariés du secteur marchand et près de 20% de l’emploi total du pays. […]

La création de richesses en France, c’est-à-dire la contribution à la croissance économique [erreur fondamentale de confondre richesses et croissance économique], est hyperconcentrée. […]

A elles seules, les 240 grandes entreprises que les Français accusent de tous les maux réalisent 316 milliards des 986 milliards de valeur ajoutée de tout le secteur marchand. En comparaison, les quelque 3 millions d’entreprises de moins de 10 salariés n’en créent que 157 milliards. […]

L’extrême concentration de créations de richesses en France […] a pour corollaire leur extrême concentration géographique, limitée aux grandes aires urbaines.

A la lecture de ces chiffres, on constate combien les grandes entreprises mondialisées (représentantes du capitalisme bourgeois, équivalentes des négociants en commerce au loin), proches de l’Etat (souvent ex-étatiques), aux larges profits, installées dans les métropoles, s’opposent à une multitude de petites structures dégageant peu de profits (valeur ajoutée) et que l’on pourrait donc assimiler à la vie matérielle (PME, artisans, petits commerces, agriculteurs, etc.). Une vie matérielle peut-être plus menacée que jamais par cette expansion du capitalisme bourgeois triomphant (de quoi, on se le demande…), vécue non seulement comme une lutte inégale (de l’Etat allié, familier des grands groupes contre l’individu) mais aussi comme une interdiction de lutter – puisque le « champion national » obtiendra toujours l’avantage fiscal (dispositifs toujours plus ingénieux) ou législatif (inflation normative engendrant des barrières à l’entrée) qui rendra le combat impossible : c’est la liberté « d’en bas » (celle d’hommes libres) qui est chaque jour davantage garrotée par ce capitalisme bourgeois.

 

Processus dérivés : les richesses de l’Occident

J’appelle « processus dérivés » différents mécanismes qui sous-tendent le capitalisme occidental, et différents aboutissements auxquels ce capitalisme conduit . Ce sont des processus dérivés du processus fondamental du capitalisme premier, spécifiques à une civilisation donnée.

 

Pour commencer, il faut aborder la question du complexe militaro-industriel. Le CMI (par son petit nom) est certainement ce qui dérive immédiatement du capitalisme primaire. Pour le comprendre il suffit de revenir à Maslow, car ce qui est valable pour un individu l’est aussi à l’échelle d’une société : le CMI, c’est le besoin de sécurité, qui vient juste au-dessus des besoins physiologiques. Si la satisfaction des besoins physiologiques est d’abord assurée par une organisation capitaliste primaire, l’intégrité physique l’est par une constitution d’une force armée de défense. J’insiste : de défense. Il ne suffit pas d’être pacifiste pour obtenir la paix : « si vis pacem, para bellum » semble être une devise à jamais gravée dans le marbre.

Mais il en va tout autrement d’un bellicisme conquérant, parfois colonialiste, favorisant les intérêts économiques d’un Etat et de son économie. Il s’agit d’un détournement du CMI : non plus à des fins de protection et de préservation, mais de conquête ; c’est un CMI agressif, au service d’un capitalisme qui ne passe pas par la case de l’économie de marché, qui n’est pas (encore) bourgeois non plus, mais qui annonce cette violence bourgeoise, son opacité, qui cherche à se faire une place par tous les moyens, qui impose violemment ses débouchés – c’est-à-dire, qui contraint des marchés, des populations et des pays, à devenir ses clients captifs. Braudel se réfère aux invasions nordiques subies en Méditerranée à partir de 1570 pour illustrer l’importance du fait militaire dans l’invasion d’un marché, ou comment la guerre par les armes supporte la guerre économique :

Le monde méditerranéen, à partir des années 1570, a été harcelé, bousculé, pillé par les navires et les marchands nordiques. […] Ils se sont rués sur les richesses en place de la mer Intérieure et les ont saisies par tous les moyens, les meilleurs et les pires. Ils ont inondé la Méditerranée de produits à bon marché, souvent de la camelote, mais imitant sciemment les textiles excellents du Sud, l’ornant même des sceaux vénitiens universellement renommés afin de la vendre sous ce label sur les marchés ordinaires de Venise. Du coup, l’industrie méditerranéenne perdait à la fois sa clientèle et sa réputation. […]

Le triomphe des Nordiques n’aurait pas tenu à une meilleure conception des affaires ni au jeu naturel de la concurrence industrielle. […] Leur politique a été simplement de prendre la place des anciens gagnants, la violence étant de la partie.

Collusion entre ce capitalisme et l’armée, puisque la puissance militaire se nourrit en même temps qu’elle permet l’approvisionnement en capitaux.

 

La suite logique de ce comportement prédateur et violent, c’est l’extension d’un capitalisme qui prépare le capitalisme bourgeois sur l’ensemble de la planète, que l’on nomme mondialisation. Braudel écrit, à propos des longues chaînes marchandes (déjà évoquées plus haut) caractérisant ce capitalisme :

Elles se sont imposées par leur efficacité, à la faveur des gros ravitaillements nécessaires à l’armée et aux grandes capitales.

Braudel insiste sur le commerce au loin, pré carré des riches négociants, signe du capitalisme bourgeois : c’est une autre extension des chaînes marchandes, au-delà des frontières, couvrant le monde entier. Perse, Inde, Chine, Japon, Antilles sont autant de lieux de production ou de marchés, de zones d’import ou d’export, une « zone opérationnelle », écrit Braudel, dans laquelle le négociant « a la possibilité de choisir, et choisit ce qui maximise ses profits » :

De ces gros bénéfices dérivent des accumulations de capitaux [de richesse, au singulier, devrait-on écrire] considérables, d’autant plus que le commerce au loin se partage entre quelques mains seulement. N’y entre pas qui veut.

Mais la mondialisation, nous dit Braudel, c’est aussi une structure particulière, en reprenant les idées de Wallerstein : celle de l’économie-monde, ou système-monde. Ce système se compose de trois zones successives : le cœur, les zones intermédiaires, et les zones périphériques. Après avoir exposé la succession de ces systèmes et des cœurs (Venise, puis Amsterdam, puis Londres, puis New-York) autour desquels ils se sont organisés, Braudel écrit :

La splendeur, la richesse, le bonheur de vivre, se rassemblent au centre de l’économie-monde, en son cœur. […]

Le capitalisme vit de cet étagement régulier : les zones externes nourrissent les zones médianes, et surtout les centrales. Et qu’est-ce que le centre, sinon la pointe dominante, la superstructure capitaliste de l’ensemble de la construction ? Comme il y a réciprocité des perspectives, si le centre dépend des approvisionnements de la périphérie, celle-ci dépend des besoins du centre qui lui dicte sa loi.

S’accordant avec Wallerstein, Braudel poursuit :

Le capitalisme [occidental] est une création de l’inégalité du monde ; il lui faut, pour se développer, les connivences de l’économie internationale. Il est fils de l’organisation autoritaire d’un espace de toute évidence démesuré. Il n’aurait pas poussé aussi dru dans un espace économique borné. Il n’aurait peut-être pas poussé du tout sans le recours au travail ancillaire d’autrui.

Les « centres », nous dit Braudel, ont d’abord été des cités-Etats (« Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam »), avant de devenir, à partir de 1750 avec l’essor de l’Angleterre, des Etats-nations :

Londres, nouvelle souveraine, n’est pas un Etat-ville, c’est la capitale des îles Britanniques, qui lui apportent la force irrésistible d’un marché national. […]

Une économie nationale, c’est un espace politique transformé par l’Etat, en raison des nécessités et innovations de la vie matérielle, en un espace économique cohérent, unifié, dont les activités peuvent se porter ensemble dans la même direction.

Cette orientation des énergies vers un même but, cette puissance civilisationnelle mise en œuvre, celle d’un capitalisme dominateur (mais qui ne saurait être la seule forme prise par une civilisation déterminée : c’est simplement, une nouvelle fois, un exemple de développement capitaliste), a permis à l’Angleterre de dépasser tous ses rivaux et d’imposer sa domination au monde entier (voir la carte du monde à son apogée) jusqu’en 1914, la pax britannica, à propos de laquelle Braudel écrit :

André Siegfried, qui, né en 1875, avait 25 ans au début de notre siècle [le précédent, pour nous !], se rappelait avec délices, beaucoup plus tard, dans un monde hérissé de frontières, qu’il avait fait alors le tour du monde ayant en tout et pour tout, comme pièce d’identité, une carte de visite ! Miracle de la pax britannica, dont, évidemment, un certain nombre d’hommes payaient le prix…

Parmi les trois invariants du capitalisme cités par Braudel, la mondialisation est résumée en ces termes :

Le capitalisme [occidental] reste fondé sur une exploitation des ressources et des possibilités internationales, autrement dit, il existe aux dimensions du monde, pour le moins il tend vers le monde entier. Sa grosse affaire présente [en période de guerre froide, d’affrontement des blocs] : reconstituer cet universalisme.

 

Cette domination, écrit Braudel, n’aurait pas non plus eu lieu sans la révolution industrielle (ou capitalisme industriel), « la plus grosse cassure de l’histoire moderne », qui lui confère des moyens inédits. Braudel nous dit que la révolution industrielle s’inscrit dans une dynamique similaire à celle du capitalisme : elle est lente, et c’est, en premier lieu, des innovations de la vie matérielle qu’elle provient :

En Angleterre, la Révolution du coton a surgi du sol, de la vie ordinaire. Les industriels sont assez souvent d’humble origine. Les capitaux investis, faciles à emprunter, ont été de faible volume, au début. Ce n’est pas la richesse acquise, ce n’est pas Londres et son capitalisme marchand et financier qui ont provoqué l’étonnante mutation. […] On voit admirablement, et sur un exemple large, que c’est la force, la vie de l’économie de marché et même de l’économie à la base, de la petite industrie novatrice et, non moins, du fonctionnement global de la production et des échanges qui portent sur leur dos ce qui sera bientôt le capitalisme industriel. Celui-ci n’a pu grandir, prendre forme et force qu’à la mesure de l’économie sous-jacente.

Mais il fallait aussi que cette production nouvelle et toujours plus massive puisse être écoulée. Braudel veut ainsi établir une synthèse entre les tenants d’un développement « interne » et ceux d’un développement « externe » :

La discussion si acerbe entre ceux qui n’acceptent qu’une explication interne du capitalisme et de la Révolution industrielle par une transformation (sur place) des structures socio-économiques, et ceux qui ne veulent voir qu’une explication externe (au vrai, l’exploitation impérialiste du monde), cette discussion me paraît sans objet. N’exploite pas le monde qui veut. Il y faut une puissance préalable lentement mûrie.

 

Voilà pour l’Histoire que nous connaissons concernant les origines du déploiement occidental, l’accumulation de ses richesses, et sa mainmise contestée sur le monde. Assiste-t-on désormais, en ce début de XXIe siècle, à une transformation de ces réalités ?

 

Changements de paradigme ?

Le premier changement de paradigme nous semble aujourd’hui venir d’un autre monde, mais il n’a de cesse de vouloir refaire surface, il hante les esprits ; bref, le moribond ne se porte pas si mal ! Je veux bien entendu parler du communisme.

Ce changement de paradigme, proposé par Marx et Engels, porte non pas, comme je l’ai déjà écrit ici, sur la contestation du processus d’accumulation capitaliste, mais sur les modalités de la propriété, dont ils contestent la vision bourgeoise (voir plus haut) ; extrait du Manifeste du Parti Communiste :

La question qu’ils [les communistes] mettront au premier plan, la question pour eux essentielle, est celle de la propriété.

Je ne décrirai pas plus avant ce nouveau paradigme, sujet de nombreuses attentions et de débats toujours ouverts, vers un monde à construire.

 

Le deuxième changement de paradigme, c’est celui de la finance. C’est la naissance du capital virtuel, c’est l’entrée de la grande banque comme activité la plus rémunératrice et englobante, aux commandes. Mais il semble que ce paradigme, triomphant depuis les années 1980, soit plus mort que vivant, davantage lancé dans le vide et poursuivant un élan vain, soutenu par toute la collusion des Etats et des grandes entreprises dont ils dépendent, que capable de tracer avec vigueur sa ligne directrice. Comme Braudel l’a écrit, il faut à ces hautes sphères toute une structure active pour survivre ; or, aujourd’hui, c’est toute l’économie réelle, la vie matérielle, qui toussote et peine à saigner assez pour maintenir son parasite en vie.

 

Troisième changement de paradigme : le consumérisme. C’est la tentative, une fois le monde aplati, exploré et exploité jusqu’à la moindre parcelle, y compris sous la terre et dans les mers, y compris auprès de ceux qui n’ont rien, et dont on a quand même su tirer bénéfice – et que l’on tond encore, une fois tous les débouchés utilisés, de créer une nouvelle strate de besoins au-dessus de la masse des besoins satisfaits. Succès florissant des Trente Glorieuses : la vie matérielle s’est changée en vie confortable. Mais malgré sa faiblesse et son avidité de tout essayer, l’Occidental tend lentement à se renfrogner et à faire gonfler son épargne ; oh, il continue de dépenser, mais il faut désormais mobiliser des trésors d’inventivité pour faire bander le vieux bouc. Quand on finira par lui prendre de force ce qu’il a mis de côté, c’en sera la fin avérée du paradigme consumériste – elle n’est sans doute pas si lointaine.

 

Plus récemment le dernier changement de paradigme est celui de l’économie numérique, ou encore de l’économie du partage. On n’y parle plus de « bien capital », mais de capital humain, culturel, social, informationnel, etc. On y passe de la devise « knowledge is power » (la connaissance garantit la puissance) au paradigme « knowledge is profit » (la connaissance accroît le profit). Ou comment réinventer, recycler de manière chic et tendance, l’idée d’une collectivité humaine unie, où le partage des bénéfices grâce à celui de la connaissance serait général, où tout s’échange contre tout, y compris soi-même, au travers de processus dématérialisés, dans une bonne humeur festive et communicative de rock stars 2.0. Changement radical que celui où le producteur devient consommable, où le capitaliste devient capital ; c’est désormais l’algorithme qui préside, pour reprendre les termes clés de Braudel, à l’insertion du capital (devenu l’être humain) dans un processus que l’on ne nomme plus capitalisme, mais peut-être robotisation. C’est à tel point que l’on accèderait à cet idéal de ne plus distinguer entre la machine et l’homme, fusion merveilleuse dans l’indistinction et la volonté unique universelle (amen !).

Mais au-delà de l’hérésie totalitaire, en quoi concrètement s’incarne aujourd’hui ce changement de paradigme ?

C’est, d’abord, l’indépendance et la précarisation des travailleurs, à qui l’on promet liberté et servitude à la fois. Des micro-tâches, des mini-jobs interchangeables, l’homme à nouveau taillable et corvéable à merci, mais à sa propre merci cette fois. Libre de son temps, ou plutôt « libre » (c’est-à-dire forcé) de se trouver des occupations tout son temps. On est loin d’un idéal que je chéris comme Marx, qui espère la libération de l’homme du salariat afin qu’il puisse s’accomplir en ses multiples vies, vivre plus intensément et tout aussi pleinement, non pas comme un consommateur, mais comme un acteur de son existence, au sein d’une ou plusieurs collectivités, ou communautés.

Il faudrait d’ores et déjà étendre ces concepts de fin du salariat et de non-permanence de l’emploi à tout emploi, et ne pas en faire, tels qu’il sont présentés trop souvent par des capitalistes bourgeois avides de gains de productivité et de flexibilité du travail, comme un outil de paupérisation massive : car les travailleurs indépendants interchangeables semblent toujours être cantonnés à des travaux subalternes, dégradants et peu rémunérés ; il faudrait qu’un homme politique, un intellectuel, un financier, un chef d’entreprise (tous ces emplois des « hautes strates », de la structure supérieure du capitalisme) soient de la même manière concernés par cette idée de révocabilité et d’interchangeabilité. Bien entendu, ils s’en défendront, prétextant du caractère irremplaçable de leurs compétences… et ce faisant, ils pervertissent ce qui serait un changement de paradigme réel.

En outre, une telle société de travailleurs pauvres est souvent associée à l’idée de la mise en place d’un revenu universel : c’est la démonstration qu’un tel système n’est pas viable en soi, s’il oblige les travailleurs à recourir à une « béquille » financière afin de pouvoir vivre décemment – et donc de se soumettre une seconde fois : la première, c’est aux grands consortiums qui vont commanditer des missions à la tâche et feront un maximum de bénéfices sur le dos des travailleurs autonomes précarisés ; la seconde, c’est à un Etat dispensateur de subsides (le revenu universel) dont il sera impossible de se défaire – on imagine la bureaucratie vampirique qui composera un tel Etat… Connivence une nouvelle fois de l’argent et du pouvoir, une telle société à venir aurait toutes les caractéristiques d’un capitalisme bourgeois poussé à son extrême cauchemar.

En revanche, cette société n’aura plus rien à voir avec le capitalisme primaire : il faudrait dans ce cas donner raison à Rifkin lorsqu’il déclare que l’économie du partage signe la fin du capitalisme. En effet, puisque le capitalisme primaire correspond à la vie matérielle s’organisant autour de la création et de l’utilisation du capital, et à l’accumulation de ce capital par des gains progressifs, intégrant éventuellement des échanges de capitaux dans des relations de gré à gré (économie de marché, à défaut de propriété collective ou d’autres modes d’appropriation du capital), tout cela afin d’entrer dans un processus de progrès civilisationnel, alors l’économie du partage en est son exact opposé : partout des intermédiaires, partout une parcellisation des tâches qui conduit à ce qu’aucun individu ou groupe d’individus ne puisse jamais se prévaloir de « son » capital afin de le consommer à « ses » fins (signant de cette manière la fin de la politique comme création et remise en question permanente des sociétés – communautés ou civilisations), partout une paupérisation forcée sapant le fondement du processus capitaliste en ce qu’il est facteur d’indépendance (politique de libération).

Là, au sein de cette fallacieuse, hypocrite et dangereuse « économie du partage », tout est et doit rester dépendance et servitude, subordination à un demos (le peuple sans frontière, l’humanité entière, universelle) qui ne se voit plus de l’extérieur, qui ne se considère plus en sa capacité de choisir et de devenir, mais devient le maître despotique de chacun, les autres étant son maître, et soi-même maître des autres, sans que jamais plus un espace d’hommes libres et égaux ne s’incarne, sans issue – un rouage parfait.

 

Le retournement du capitalisme

Du capitalisme premier à l’ « économie du partage » comme apothéose du capitalisme bourgeois, il ne s’agit pas seulement de passer « d’un extrême à l’autre » : le véritable sens de ce mouvement est une inversion de la nature même du capitalisme : d’un capitalisme d’engendrement, on passe à un capitalisme d’accumulation, puis à un capitalisme nihiliste destructeur – une désertification.

Le mot « capital » puise son étymologie dans le mot latin « caput », qui signifie « tête » (on connaît l’expression « per capita »). Le capitalisme serait la « multiplication des têtes ». On peut comprendre cette expression de deux manières.

D’un côté, la « tête » est la tête de bétail : c’est un moyen, un ustensile. La multiplication, l’accumulation des têtes accroît les richesses (et la richesse de quelques-uns), mais toute cette matière est brute et indistincte. On retrouve ici la longue tradition occidentale matérialiste et scientiste de l’agencement des moyens (optimisation, gains de productivité, efficacité et efficience) en vue d’une domination totale (universelle : militaire, scientifique, économique, politique, etc.) sur le monde, justifiée par l’idée d’être « la » civilisation, de posséder le sens historique ou de représenter le camp du bien. Toutes les têtes doivent être orientées, comme un troupeau, dans une direction unique, la bonne. Le capitalisme se conçoit alors comme un cheptel-isme (ou bétail-isme), conforme à une vieille histoire, celle des marchés et des foires où s’échangent indifféremment tous types de marchandises, dont les bêtes justement, et les hommes aussi (l’esclavage est longtemps un business comme un autre). Une lecture historique qui n’interroge jamais la nature du processus, qui la postule à partir de son développement occidental, ne fait que constater son évolution et son perfectionnement, ainsi que la spécialisation de ses acteurs, et la mainmise de certains d’entre eux – les détenteurs des plus grands cheptels (ce terme incluant la possession des hommes comme têtes de bétail). Acteurs qui sont donc tous, dans leur ensemble et sans exception, inclus dans le cadre d’un matérialisme dont le fétichisme de la marchandise est le cœur battant, et auquel l’être humain n’échappe pas.

Braudel ne fait qu’évoquer la question cruciale, fondamentale, qu’en tant qu’historien il ne va pas traiter, celle des hiérarchies sociales (et j’ajouterais : des hiérarchies de valeurs) qui sous-tendent le capitalisme occidental. Dans une brève analyse comparative des civilisations, il tente de déceler ce qui a permis, en Occident, et, par opposition, ce qui a empêché le développement du capitalisme dans d’autres régions du monde. Il semble ne pas voir à quel point son référentiel de comparaison est centré sur la forme occidentale du capitalisme, et ne considère par conséquent que le succès ou l’insuccès de la marchandisation des rapports sociaux (qui est le propre de ce capitalisme). Il ignore par conséquent toute différenciation ontologique, culturelle, politique, etc. qui font pourtant tout autant (au même degré d’importance) les richesses des peuples (civilisations) : ce dont l’un peut se prévaloir comme d’une richesse, l’autre peut le considérer sans intérêt, et vice versa. Il n’existe pas de hiérarchie universelle, c’est-à-dire située au-delà des civilisations, qui définissent et incarnent leur propre étalon-mètre, qui seules peuvent se juger. Par contre, au sein de ces civilisations, il existe nécessairement des hiérarchies. Braudel n’ignore pas ce fait, et son analyse comparative doit donc bien être comprise non comme une approche ethnocentrée (occidentalo-centrée), mais comme une perspective prise volontairement par le chercheur (celle des critères de réalisation d’un certain type de capitalisme) – celui-ci ne cherchant en aucun cas à dire qu’untel a « échoué » tandis que tel autre aurait « réussi » :

Le capitalisme a besoin d’une hiérarchie. Mais qu’est-ce qu’une hiérarchie en soi, aux yeux d’un historien qui voit défiler devant lui des centaines et des centaines de sociétés qui toutes [c’est Braudel qui souligne] ont leurs hiérarchies ?

Le point crucial, c’est que le capitalisme premier, le capitalisme « en soi », n’a pas d’orientation idéologique :

Même aux Etats-Unis, le capitalisme n’invente pas les hiérarchies, il les utilise, de même qu’il n’a pas inventé le marché, ou la consommation. Il est, dans la longue perspective de l’histoire, le visiteur du soir. Il arrive quand tout est déjà en place. […] Le problème en soi de la hiérarchie le dépasse, […] le commande à l’avance.

Le capitalisme premier soulève, à partir d’un terreau de valeurs et de hiérarchies, des dérivations, des capitalismes. C’est donc une société d’esclaves indistincts et sans projection historique qui produit le cheptelisme, et non l’inverse. Braudel de conclure – ou plutôt d’introduire à la question politique, à un nécessaire commencement :

Les sociétés non capitalistes [bourgeois – les autres civilisations que Braudel a étudiées] n’ont pas supprimé, hélas, les hiérarchies [Braudel entend ici : les inégalités, les hiérarchies sociales inégalitaires]. […] C’est assurément le problème clef, le problème des problèmes. Faut-il casser la hiérarchie, la dépendance d’un homme vis-à-vis d’un autre homme ? Oui, dit Jean-Paul Sartre, en 1968. Mais est-ce vraiment possible ?

C’est possible si l’on revient aux origines du capitalisme, où la « tête » (l’homme) est ce qui est « capital » – ce qui est important, ce qui prime – car la tête est l’essentiel de l’être vivant, et non pas son corps, sa masse corporelle, sa force de travail – tout ça, quantifications et marchandises. Alors, le capita-lisme se définit comme le « retour à la tête », c’est-à-dire au souci du vivant, et du seul vivant capable de mettre au monde un processus d’engendrement (de l’autre, et non du même) ; il s’agit donc du capitalisme comme d’un humanisme : humanisme et capitalisme confondus comme une seule et même essence. Ainsi se transforme, ou plutôt se révèle tel qu’il a toujours été, par essence, le vilain petit canard en cygne majestueux.

Contrairement au cheptelisme, le capitalisme est un processus de dépassement dans l’optique du changement permanent. Les modalités de ce capitalisme sont toujours mouvantes, et toujours à réinventer (ce qui est le propre de l’humain dans son historicité) – et non pas sans cesse plus stables et rigides, et toujours à perfectionner et à optimiser (ce qui est le propre de la machine). Ce capitalisme donne naissance, les hommes y insèrent le capital dans un processus qui fait se dépasser l’humanité, l’oriente vers demain ; c’est un élan, fécond et non pas stérile ou reproducteur du même.

Il s’agit donc de retourner aux sources du capitalisme, et de l’appliquer à une hiérarchie de valeurs qui ne serait pas celle de la mêmeté et de l’écrasement d’autrui, mais de la pluralité et de l’hospitalité.

 

Parenthèse révolutionnaire

J’ai longtemps pensé que les luttes sociales et leur récupération politique n’avaient fait que sauver, faire perdurer et améliorer un « système capitaliste bourgeois » qui, si elles n’avaient pas eu lieu, se serait effondré de lui-même sous le poids de ses contradictions et de ses déficiences. Elles auraient non pas bouleversé les hiérarchies, mais au contraire contribué à les rendre plus stables et solides, engendrant par ce biais « les eaux calmes » dans lequel le capitalisme bourgeois prospère. Ainsi, toute organisation syndicale ou politique visant à la réforme ne serait qu’une collaboration avec le système en place : en lui faisant adopter certains compromis, elles lui permettent de rester en place. Les promesses réformistes auraient trahi la cause.

L’acte révolutionnaire me semblait donc une chose sensée, car seul capable de renverser la table de jeu. Mais il faut admettre deux choses :

Premièrement, une révolution n’est souhaitable que si elle émane du peuple, en étant très largement désirée par celui-ci, et si, par conséquent, le peuple a pris toute la mesure des conséquences de cette révolution : non pas simplement la destitution des pouvoirs et ordres sociaux en place, mais surtout la conception des nouveaux pouvoirs et ordres sociaux qui s’y substitueraient. C’est pourquoi la révolution doit être un fruit bien mûr, plein de jus et de sucre : s’il tombe de l’arbre trop tôt, il n’engendrera rien. La révolution ne doit pas être une surprise, une nouveauté : elle doit au contraire apparaître tellement « naturelle » et de « bon sens » pour une majorité qu’elle s’impose d’elle-même. Dans le cas idéal, tout se passe en douceur : la révolution est silencieuse, mais bien effective – tout a changé. Dans le cas le plus probable toutefois, le pouvoir en place ne va pas abandonner sans résistance, et c’est à ce moment malheureux que la violence s’exprime. C’est le temps de la crise, qu’il faut éviter ou réduire le plus possible.

La révolution doit être démocratique (au sens premier : populaire, émanant du peuple), ou ne pas être. Si elle n’a pas été, c’est que les propositions réformistes lui ont été préférées par une majorité populaire (dans notre cas contemporain : préférence bourgeoise d’une gérontocratie égoïste et d’une jeunesse suiviste dépourvue d’imaginaire collectif). Préférence populaire, donc démocratique « en pratique » : pas par idéal de représentativité démocratique, mais par le jeu des (faibles) forces politiques s’étant exprimées à cet instant. Celles qui ont prévalu ont entériné la réforme, au détriment à la fois de celles qui s’y opposaient (forces conservatrices ou forces révolutionnaires) et des forces « en sommeil ». Ces forces en sommeil sont soit latentes, attentistes et déçues par les alternatives disponibles, soit conformistes, relativistes ou défaitistes.

Deuxièmement, qu’il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir, de révolution contre le capitalisme. Que le capitalisme n’est pas l’ennemi, puisqu’il est révolutionnaire par essence : c’est un non-sens de vouloir se battre en prenant pour cible un concept qui définit le moteur des civilisations. Braudel :

Le capitalisme est d’essence conjoncturelle. Aujourd’hui encore, une de ses grandes forces est sa facilité d’adaptation et de reconversion.

Le véritable ennemi, c’est, bien camouflées, l’ensemble des valeurs dans lesquelles nous baignons et que nous ne distinguons plus, qui sont notre pain quotidien et que nous oublions de remettre en cause – et dans ce cas, nous ne remettons rien en cause. Cet ensemble-là, qui est l’Occident d’aujourd’hui, je le nomme libéralisme aveugle, ou aveuglant, tant il fait passer la tempête que nous subissons pour des eaux paisibles. Il faut combattre à la fois la mise au pas des libertés et l’errance vertigineuse et mortelle dans laquelle nous plonge le capitalisme bourgeois, à travers sa folle poursuite de la croissance infinie. Il le faut nécessairement démocratiquement, moins comme la provocation d’une crise que comme la voie d’apaisement à la crise aigüe que nous traversons. Ouvrir des chemins nouveaux et salvateurs nécessite bien plus que réformer, mais cela ne peut être synonyme de révolution qu’en dernier recours, seulement si les conditions suivantes sont toutes réunies : parfaite interprétation du monde d’après, consensus populaire sur cette vision, et opposition frontale et despotique du pouvoir en place, sans recours.

 

L’infini dans le monde fini

Il se peut, me retorquera-t-on, que le changement n’arrive alors jamais. Si le changement n’arrivait jamais, c’est qu’il n’y aurait rien à changer (chose impossible), ou que nous aurions perdu la capacité de changer (risque important). Plus probablement, le changement sera, comme toujours, nécessaire. Il sera nécessaire parce que la poursuite d’une croissance infinie dans un monde fini n’a aucune logique. De deux choses l’une : soit nous trouvons des alternatives suffisamment rapidement, soit nous nous écraserons dans le mur, et on parlera alors moins de révolution (car rien ne sera prêt) que de chaos morbide – une crise amplifiée à son paroxysme.

Notre prochaine civilisation, notre prochain capitalisme, nous sera pour une fois davantage imposé (par la finitude de notre monde, par ses limites que nous avons, de façon inédite dans l’Histoire, atteintes) que choisi – alors même que durant des siècles, à de rares exceptions près (les « pleines expériences de politique » qu’évoque Arendt), ayant eu le choix, il a semblé que nous n’ayons rien choisi, mais suivi servilement.

Ce capitalisme à venir, s’il advient, sera peut-être nommé capitalisme frugal.

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