Il est probablement impossible, pour des gens ayant vécu et prospéré dans un système social donné, d’imaginer le point de vue de ceux qui, n’ayant jamais rien eu à attendre de ce système, envisagent sa destruction sans frayeur particulière.
– Houellebecq, Soumission
Mais ce n’est pas mon cas, quoi qu’il m’en coûte de l’admettre, car les choses seraient alors tellement plus simples. Elles ne le sont pas ; elles ne le sont que pour ceux qui se bercent d’illusions et ne voient toujours que la face des choses qu’ils veulent voir. Les irresponsables.
Je ne serai donc pas de ceux qui veulent jeter le bébé avec l’eau du bain. Car, paradoxalement, ce qui permet d’être occidental, ce qui fait la nature de l’être occidental, c’est le doute viscéral associé à la rationalité du cogito de Descartes, c’est-à-dire le fait de se demander en permanence s’il est occidental, qu’est-ce que l’Occident, et est-ce que l’Occident existe. Quitte, par conséquent, à renier, pour les besoins de cette introspection, sa propre réalité. Quelle autre civilisation s’est construite sur le doute d’elle-même et perpétue sa tradition en mettant au monde, génération après génération, des individus dans le doute ?
Trahison initiale
« L’occidentalité » est une forme de paranoïa mêlée à un rejet de soi-même. C’est en outre un éloignement impossible, car l’occidentalité est inexpugnable, elle vous colle à la peau, elle gangrène tout le corps et l’esprit. Le doute ronge inlassablement : il déconstruit le monde qui apparaît sous nos yeux, nous n’y croyons même plus, il est désenchanté. La seule chose que l’on ne peut nier, c’est que l’on pense. Le dévoiement de l’Occident moderne se situe précisément ici : certains pensent que la seule chose qui est sûre, c’est le choc des corps matériels. C’est un monstre, nommé matérialisme historique, engendré par ceux-là mêmes qui croyaient à la nécessité historique du progrès (Hegel, puis Marx). La croyance a disparu, nous est resté le matérialisme : ce leurre mortifère.
Leçons de paranoïa
A chaque fois que je vois des occidentaux cracher sur l’Occident, je me dis : « Eh, voilà de bons occidentaux ! Bien comme il faut ! »
En ce sens, l’état d’esprit farouchement critique et éternellement insatisfait du Français, certainement hérité des Lumières, est l’essence même de l’occidentalité. Doute et insatisfaction envers les choses telles qu’elles sont : il n’y a rien de plus éclairant et de plus destructeur. C’est la révolte permanente. Si elle n’était tournée que vers le dehors, nous serions d’affreux donneurs de leçons imbus de certitudes. Si elle n’était tournée que vers le dedans, nous serions de narcissiques hypocondriaques relativistes. L’équilibre instable entre ces deux extrêmes est l’esprit occidental.
L’occidental véritable se doit d’avoir le sentiment d’être le centre du monde, car le doute qui l’habite fait de lui un destructeur et un constructeur en puissance.
Pierre Desproges nous explique ce qu’être dubitatif signifie
D’autre part, il doit disposer d’un fort sentiment de persécution (quelqu’un ou quelque chose lui veut ou va nécessairement lui vouloir du mal) qui le conduit à prendre des précautions : le caractère ingénieux de l’occidental n’est au fond qu’une peur sourde de ce qui l’entoure et de ce qui l’attend (la mort – qu’il cherche quand même à éviter).
Enfin, il ressent que tout le monde, autour de lui, cherche à le tromper en permanence. La société lui ment, constamment, et veut le contraindre à l’ignorance. Il doit lutter contre elle, et notamment contre tout ce qui la représente officiellement et ressemble à des institutions ou à un Etat machiavélique qui cherchent à le déposséder de lui-même. Il se voit manipulé et scénarisé par quelques comploteurs qui tirent les ficelles d’un immense théâtre de marionnettes.
Quand les cas les plus extrêmes ne finissent pas par être dominés par leur paranoïa, ces doutes font le génie créatif, technique, scientifique, militaire et intellectuel de l’Occident. Mais, trop certain de sa supériorité effective, l’occidental en a fini par arriver à porter le même jugement sur ses actes d’auto-défense instinctifs d’animal apeuré que celui que Burroughs porte sur le comportement des camés en manque, dans Le festin nu :
Vous en auriez fait autant.
Et cela introduit un biais fondamental qui est peut-être l’origine du déclin de l’Occident : il a cessé de douter. Il est devenu cet universalisme totalitaire arrogant que le reste du monde supporte avec soumission en serrant les dents (et parfois les poings).
Selon l’historien Toynbee, les civilisations disparaissent par suicide et non par meurtre (j’en parle ici de manière plus détaillée). La phase précédent le déclin est nommée du grec « hubris« , ou « orgueil insolent et belliqueux ». Il semblerait que le doute, qui est l’essence de l’Occident et qui lui a octroyé un essor historique dont la rapidité n’a pas connu d’équivalent, soit en voie de disparition. Si l’absence de doute peut signer la perte de l’Occident, c’est uniquement le rétablissement de ce même doute fondateur qui peut sauver l’Occident de lui-même.
Soins palliatifs ou soins intensifs ?
Dit autrement : doit-on accompagner sereinement le malade vers son inéluctable destin (la disparition), et par conséquent procéder à une forme de suicide assisté, ou tenter le tout pour le tout – quitte à risquer que le remède soit pire que le mal ?
Commençons par la seconde option : celle que je ne soutiens pas. C’est l’option de la brutalité, celle qui confond vitesse et précipitation. C’est l’option révolutionnaire au sens de renversement soudain du pouvoir. L’inconvénient, c’est qu’il n’y a plus de pouvoir à renverser : l’Occident est gouverné par des politiciens professionnels qui sont autant gestionnaires de leur carrière que d’un pays pour lequel ils tentent, tant bien que mal, de sauvegarder les apparences et les bienfaits du statu quo. Renverser Hollande, en 2015, ne résoudrait rien : ce n’est pas l’ennemi. Tout comme un Sarkozy n’est pas l’ennemi. Ce sont des polichinelles interchangeables ; comme les soutiers du trafic de drogue, mettez-en un hors circuit, il s’en présentera dix pour prendre sa place. S’il s’agit d’un chef de gang, le fait de l’empêcher de nuire ne fera que renforcer les gangs adverses.
Dès lors, si le pouvoir politique n’est ni le problème, ni la solution, quel est le mal qui ronge l’Occident ? La recherche des têtes de turc est la spécialité des coupeurs de tête : il leur faut trouver matière à exercer leur profession. « L’ultra-libéralisme » (dont ils ne pensent ni ne prononcent jamais une définition précise), l’Europe (présentée comme une dictature technocratique, mais dont on raille en même temps l’absence d’autorité et de pouvoir effectif…), la « mondialisation » (la concurrence « déloyale » des pays en développement), la « finance », ou le « capitalisme » (là encore, sans jamais être capable de délivrer une définition claire du concept) sont autant d’ennemis sans visage, d’esprits invisibles du Mal à exorciser, d’épouvantails à moineaux, de rideaux de fumée d’autant plus opaques qu’ils ne cachent rien : ce sont les slogans d’une propagande du vide.
Cette propagande est l’apanage de ceux qui rêvent d’un monde de gentils et de méchants – et qui, bien entendu, font partie des gentils. Pour eux, il n’existe que deux options : vaincre, ou être vaincu. Mais il faut en outre que la victoire soit totale : c’est que le monde, leur monde, doit être exclusivement à leur image. Ils ne sauraient supporter la présence de parias, qui pourraient faire grincer leur mécanique si bien huilée. Deux camps, et rien d’autre.
D’où cette tentation d’en finir le plus rapidement possible avec le « problème », de manière expéditive et définitive. Le « grand soir », le « tout pour le tout », l’acte romantique révolutionnaire : voilà comment ils conçoivent leur action. Ils pensent nous emmener vers la lumière, mais je crains que ce ne soit qu’un terrible chaos de ténèbres qui nous attende si nous les suivons. Car dans leur aveuglement de certitudes, ils nient la diversité du monde et des peuples – et ce, quelle qu’en soit l’échelle. Ils ne pourront faire régner leur dogme qu’en l’imposant, et non en le faisant accepter ; mais les purges ne leur font pas horreur : ils les jugent nécessaires et saines. Après tout, ainsi va l’Histoire : il faut massacrer les dissidents pour unir une nation, un empire ou une civilisation. Malheur aux vaincus ! Car les vaincus, s’il en reste, seront trop occupés à survivre pour écrire l’Histoire. L’Histoire qui s’écrit est celle des vainqueurs, et les vainqueurs se racontent toujours la même histoire : « notre victoire était inéluctable : face à l’immoralité, la moralité triomphe toujours ; le Bien s’est encore une fois imposé au Mal ». La messe est dite.
Pour que leur parti se renforce, ils attendent avec aise que la situation ne cesse de se dégrader. En attendant, ils vocifèrent, non pas pour concevoir des solutions, mais pour affermir le sentiment du déclin et de la peur. Ils essaient d’engendrer le cercle vicieux d’une dégringolade à partir de laquelle ils pourront se présenter comme ceux qui avaient raison, les oracles « qui vous l’avaient bien dit ! ».
Ils ont la tentation du pire, parce que c’est seulement depuis la pire des situations qu’ils pourront apparaître comme une solution envisageable.
Noircir le tableau et se réjouir des échecs, tel est leur pain quotidien. Ils rassemblent ceux qui se disent que c’est seulement lorsque l’on a touché le fond que l’on peut rebondir. Mais en suivant ce chemin, combien de maux engendrés ? Le remède est pire que le mal, s’il faut d’abord tout détruire avant de pouvoir reconstruire. Quelles seront les bases nouvelles et les capacités disponibles à partir desquelles fonder une société mise à feu et à sang ? La tentation du pire provient de la succession malheureuse de déceptions et de désillusions provoquées par des politiciens en quête d’électorat. Mais il ne faut pas se défaire de cette idée : ceux qui les ont élus, puis réélus, sont les seuls responsables de la situation qu’ils subissent – ce sont les citoyens irresponsables, par opposition au héros-citoyen, qu’il faut blâmer. Mais il ne faut pas adopter une simple attitude négative de dénonciation : il est temps de donner aux citoyens les moyens de leurs ambitions.
Face à ce genre de pari totalitaire, je préfère nettement accompagner le moribond en douceur. D’abord, il n’y a pas d’ennemi qui se voue tous les soirs à un rite satanique pour corrompre le monde, ou qui est Satan lui-même. Il n’y a que des hommes pris au piège de leurs intérêts et de leurs contradictions. Que certains puissent être manifestement cyniques (voir ici ou là) ne signifie pas qu’il existe une internationale du cynisme mondial dont les points de vue convergeraient, et encore moins que cette confrérie secrète puisse tirer les ficelles du monde. Mais si le citoyen ne prend pas conscience que, en lieu et place des boucs émissaires que l’on entend évoquer en permanence, c’est lui qui est aux commandes, qu’il est à la fois responsable de la situation présente et en capacité d’engendrer la situation future, alors ni le remède de cheval, ni l’accompagnement en douceur vers l’euthanasie ne sauront sauver ce qui doit l’être de l’Occident.
Chronique d’une mort annoncée
Mais alors pourquoi, si l’on pense que le héros-citoyen peut retrouver la place centrale qu’il doit occuper, ne pourrait-on sauver l’Occident ? Précisément parce que, pour ma part, l’Occident, étant devenu ce qu’il est, n’est plus à même d’accueillir ou de former des héros-citoyens, par nature empêcheurs de tourner en rond, perturbateurs de la pensée unique, désobéissants civils avides de pluralité et d’alternatives. L’Occident est devenu un totalitarisme mou, soft, glissant, qui refuse de se laisser définir, dont la qualité première est d’être insaisissable par des valeurs qu’il englobe toutes sans jamais les faire siennes, et que je nomme libéralisme aveugle – et aveuglant.
Je crois en effet cette forme avancée de civilisation, caractérisée par un processus interne de réforme permanente, ou bougisme, qui constitue son atout maître dans sa capacité d’évolution, de propagation et d’optimisation des moyens de production de richesses toujours plus diverses, condamnée à sa perte. Ce qui a fait son succès, le matérialisme, le scientisme, le positivisme, l’objectivisme ou l’économisme, c’est-à-dire un rationalisme mis au service des moyens, constitue son échec futur : en ignorant la question des fins, elle a rejeté le doute initiateur qui l’a conduite à tant d’inventions progressistes. Ce qui était recherche, elle en a fait utilitarisme. Elle a abdiqué la question du sens par souci d’efficacité: comme celui-ci ne cessait de se dérober à ses investigations et créait plus de doute qu’il n’en ôtait, l’esprit scientiste et utilitariste a déclaré la quête du sens inutile, voire nuisible – car inefficient et générateur de troubles. Le doute a été mis au ban de cette civilisation, par rationalité matérialiste.
Mais en abandonnant le doute, elle devient incapable de se voir et de se penser. Elle n’est plus qu’une coquille vide, ou présente la simplicité uniforme d’une amibe. Elle use de l’évolution et de la diversité des valeurs morales de ses membres, qu’elle englobe pour rendre plus inoffensives et combine en de multiples variations, comme de moyens lui permettant d’inventer et de justifier la production incessante de nouvelles matérialités – ou modes, tendances, cultes et autres gadgets. De sorte que, n’étant plus capable de ne rien proposer que cette accumulation sans fin (dans les deux sens du terme), elle en devient incapable de s’assurer le soutien de partisans autrement qu’en les achetant par ces avantages matériels : elle n’a plus d’espoir, d’avenir ou de progrès à faire valoir que celui de l’accumulation des possessions et jouissances matérielles. C’est pourquoi elle s’ingénie à ridiculiser toute croyance, qui pourrait la dépasser sur le terrain où elle pêche, et à conspuer toute forme d’égalité, car l’égalité réalisée serait le terme de son existence : le moteur de l’envie ou du besoin d’accumuler est la différenciation ; si chacun peut à tout moment être l’égal d’un autre en ce qu’il possède, l’accumulation perd tout son intérêt.
Or voilà que l’on arrive au terme du chemin, car parmi ses plus farouches militants, ceux pour qui l’accumulation est raison d’être, de plus en plus nombreux éprouvent le sentiment d’avoir atteint un niveau de satiété tel que plus rien ne peut leur donner envie : c’est la fatigue, ou démission des élites. Onfray déclare :
Nous sommes une civilisation épuisée car on n’a plus personne pour se battre et mourir pour nos valeurs. Qui voudrait mourir pour un iPhone ou une paire de Nike ?
La démission des élites
C’est au moment où insiders (les titulaires d’un emploi protégé) se désolidarisent du système que le système est véritablement en péril.
Tant que seuls les outsiders (chômeurs, employés en travail partiel ou précaire, jeunes ne parvenant pas à s’insérer dans la vie active et à subvenir de manière autonome à leurs besoins, immigrés) regimbent, peu de choses changent : on se contente de beaux discours et de cajoleries pour étouffer la contestation à moindre frais, avant qu’elle ne prenne de l’ampleur. Mais il est de plus en plus difficile de répondre par clientélisme aux demandes pressantes des outsiders : c’est que l’argent public vient à manquer, et que l’argent privé (distribué par l’emploi) se raréfie lui aussi. Les outsiders se perçoivent de plus en plus comme les victimes et les otages d’un système auquel ils ne peuvent échapper, faute d’avoir les capacités de créer des alternatives : leurs revendications envers le système, perçu comme une super-nourrice, le renforcent et le légitiment comme unique solution possible plutôt qu’elles ne le déstabilisent.
C’est la posture historique logique des outsiders d’un système : ils souhaitent l’infléchir selon leurs intérêts afin de pouvoir en bénéficier. Dans la majeure partie des cas, lorsqu’une civilisation se développe, on accorde aux outsiders les nouveaux droits et nouvelles libertés qu’ils revendiquent : ils deviennent alors des insiders (défenseurs des monopoles et des avantages acquis). Au cours de ce processus, on peut parfois observer un dévoiement et un reniement de leurs principes originaux (comme ça a été le cas avec la génération mai 68), mais dans tous les cas, la civilisation englobe de nouveaux partisans et se renforce. C’est pourquoi les outsiders d’aujourd’hui, loin de représenter une menace pour la civilisation occidentale, sont au contraire les meilleurs soutiens du statu quo ; mais ils sont paradoxalement, en l’état des choses, impuissants par eux-mêmes à soutenir le système, et c’est pourquoi ce dernier finit par les considérer comme des charges improductives. L’Occident actuel ne sait plus accueillir des outsiders désireux de s’intégrer. Dans cet entretien, les Pinçon-Charlot (dont je peux partager les constats, mais rarement les solutions…) déclarent :
Nous avons déjà dit que les ouvriers ne sont plus traités que comme des coûts financiers et comme des charges insupportables. Le pape François a même dit que les ouvriers étaient passés du statut d’exploités à celui de déchets. C’est une violence symbolique extrême.
Dans le même temps, les insiders sont de moins en moins nombreux et viennent grossir les rangs des outsiders. J’entends par là non pas qu’ils choisissent de cesser d’occuper leur emploi, mais qu’ils s’en désinvestissent, car ils n’adhèrent plus au modèle qu’ils doivent maintenir. Dans La fatigue des élites, François Dupuy décrit le phénomène suivant (notes de lecture utilisées disponibles ici) :
Les organisations ont profondément changé depuis le milieu des années 1970. Auparavant les entreprises travaillaient avant tout pour ceux qui y travaillaient. ; clients et/ou actionnaires passaient après. Depuis trente ans, cette logique se renverse. […]
Nous sommes passées d’une période ou les produits étaient rares, à une période ou ce sont les clients qui le sont [: c’est] l’inversion de la rareté.
La profusion de l’offre des différentes matérialités a dépassé les attentes du marché : la situation actuelle est celle de la surproduction. Dans ce contexte, la production aveugle de produits toujours plus diversifiés a nécessité une organisation du travail différente :
Écouter le client n’a pas seulement signifié demander ce qu’il voulait, mais traduire sa réponse dans le travail au jour le jour et demander aux cadres d’en assurer la mise en œuvre effective. Ces derniers ont eu, les premiers, à inventer la destructuration de leurs propres protections. Cet épisode de l’histoire en cours, a permis de constater que pour le moment la souffrance l’a emporté sur la récompense.
La récompense est d’autant moins acquise qu’elle ne se traduit plus, pour une majorité de cadres, par une rémunération jugée « suffisante » :
En 1974, la question de la rémunération n’était même pas évoquée dans les études. Trente plus tard, elle figure au premier rang avec l’intérêt du travail des items susceptibles d’apporter aux cadres satisfaction ou mécontentement !
[… Aujourd’hui,] la rémunération est perçue comme intrinsèquement insuffisante par rapport à l’extérieur et à soi-même.
En outre, la perte de sens et de cohérence dans le travail diminue l’investissement des cadres pour leur entreprise :
Dans leurs efforts pour rassembler les troupes autour de même objectif, mais aussi et surtout pour obtenir d’elles des comportements différents, les entreprises publient des chartes, affichent des visions, proclament des valeurs, sans jamais chercher à en vérifier la compatibilité avec les situations réelles de ceux qui doivent y adhérer. Il en résulte cacophonie et incompréhension car les résultats escomptés sont rarement atteints. […] D’un point de vue macrosociologique, les cadres désinvestissent le monde du travail et se retirent du jeu.
Ce qu’il est à souhaiter, c’est que les cadres déçus parviennent à se reconvertir et transforment leurs désillusions en un nouveau départ – participant au suicide Occidental de la meilleure manière qu’il soit. Cet article donne un exemple de reconquête du sens :
Que ce soit par envie de vivre des expériences nouvelles, par volonté de promouvoir certaines idées sur la société, et même par ambition, de plus en plus de cadres décident d’arrêter leur carrière pour se réorienter vers une association. […]
Si les cadres sont conscients que s’engager dans ce secteur a un coût, avec notamment des baisses de salaire, ils sont en revanche séduits par une forme de gestion « démocratique » et « humaine » des organisations du secteur, perçues comme davantage porteuses de valeurs humanistes que les autres. Ainsi, ils associent leur réorientation professionnelle à des possibilités d’expression de soi, à la création d’un projet, au dépassement de soi ou encore à un rythme de vie plus équilibré.
Une autre forme de démission peut être observée sur une échelle générationnelle (texte en provenance de l’organisation Attac dont sont extraits les passages ci-dessous) :
Les gens instruits, facteur de production qui fut rare, quelque temps, à l’échelle mondiale, mais [désormais] abondant dans les pays développés, ont longtemps été avantagés en Europe ou aux Etats-Unis, mais leur position s’érode à l’heure où les systèmes éducatifs chinois et indien produisent des diplômés par dizaines de millions. Leur adhésion au libre-échange fléchit donc en conséquence. […]
Le groupe d’éduqués supérieurs finira par englober, si la proportion par génération reste stable, le tiers de la population. Mais l’instabilité du système s’accroît parce que les éléments jeunes de ce groupe vont cesser de profiter du système économique : désormais, on cesse d’accéder à la richesse par le diplôme. […]
Une scission est donc en train de s’opérer à l’intérieur du groupe qui associait les classes moyennes supérieures et la classe capitaliste (qu’on pourrait désigner sous le terme de bourgeoisie financière).
Ainsi, la proportion des insiders (pro-système), incapable de se renouveler à l’avenir, va nécessairement se réduire, créant un écart toujours plus important entre représentativité démocratique et pouvoir effectif :
Depuis 2005, se développe en fait une nouvelle segmentation, avec trois groupes principaux : le peuple, les classes moyennes, la classe supérieure. Les proportions 66 %, 33 % et 1% découpent symboliquement la réalité sociale. La classe supérieure, l’establishment politico-médiatique, devient insupportable parce que, semblable à la noblesse de 1789, il ne justifie plus ses privilèges par un service rendu à la nation.
Dans Le choc des civilisations (1996), Huntington déclare que les membres participant aux sommets du Forum Economique Mondial organisés à Davos représentent 10% de la population. Il y a fort à parier que, près de vingt ans plus tard, cette proportion s’est sensiblement réduite, car au sein de ces 10% les plus riches, les 10 ou 20% des plus riches des plus riches (le fameux 1% de la planète qui possèdera autant que les 99% d’autres, en 2016, selon Oxfam) ont largement creusé l’écart avec les 80 ou 90% des autres.
Autre facteur : ceux qui suivent les règles du jeu ne le font plus que cyniquement, portés par une ambition personnelle qui se limite à additionner les expériences selon une comptabilité utilitariste. D’ambition sociale, ils n’en ressentent plus.
En se privant de la capacité à renforcer ses élites, parce qu’elle a fait le choix d’une course effrénée à la différenciation par la possession de matérialités qui exclut et segmente socialement par une double nécessité d’identification (l’entre-soi) et de ségrégation (être au-dessus des autres), la civilisation occidentale rejette une population toujours plus nombreuse, y compris dans les rangs de ceux qui ont été ses meilleurs soutiens. Les outsiders, éternels « wannabes » rêvant d’intégrer le monde des insiders, sont chaque jour plus insatisfaits et perplexes envers les promesses jamais tenues qui leur sont faites. Par conséquent, cette civilisation occidentale, qui rejette ce qu’elle ne considère pas conforme à ses « normes » mais ne parvient plus à attirer et intégrer de forces vives, s’oriente inéluctablement vers son déclin.
Et moi et moi et moi… (parmi eux)
Est-ce que je pense déclin ? Est-ce que je pense que c’est « amazing » ? Est-ce que je pense qu’on est foutu ? Est-ce que je pense être « so glad to be here and to work with so brilliant people » [« si heureux d’être là et de travailler avec de si brillantes personnes »] ? Et pourquoi je me mets à employer des vocables anglophones ? Parce que j’y étais – à l’intérieur de ces grandes tours où le business prospère et dont l’emphase anglo-saxonne de façade est la culture dominante. Vu de l’intérieur, en tant que cadre dont le salaire mensuel me plaçait dans les 10% des revenus les plus élevés en France, j’ai toujours vécu un grand décalage entre ma vision du monde et celle de mes collègues : mais il faut dire que je suis tombé là par accident et ignorance, et non par volonté et en toute connaissance de cause. J’ai découvert, comme passager clandestin, un environnement dont je n’imaginais même pas l’existence.
Leur simplisme naïf et leur conformisme m’ont toujours étonné. Car j’avais affaire à des personnes éduquées et (relativement) cultivées, bien que n’étant pas des intellectuels, et dont les parcours et l’origine sociale étaient assez variés (un niveau d’études supérieur et l’appartenance à des catégories moyennes-supérieures étaient néanmoins la norme). Mais ils partageaient ce même état d’esprit non revendicatif (de centre-droit conservateur), consumériste et individualiste qui m’a toujours mis mal à l’aise car je le considère comme un cynisme mou (pléonasme), c’est-à-dire un relativisme. Une vue courte, construite autour de leurs résultats de vente au trimestre ou à l’année. Un asservissement complet aux modes :
- essentiellement vestimentaires pour les femmes : marques, marques, marques, changeant saison après saison,
- technologiques et de gadgétisation pour les hommes : iPhone 4, puis iPhone 5, puis iPhone 6… ou écran plat, puis grande taille, puis 3D, puis 4K, etc.
Ce sont des cyniques numériques : c’est par et pour eux qu’est développée l’obsolescence programmée. Ainsi, ils ont adopté comme horizon une accumulation sans cesse renouvelée.
Leur mode de vie :
- la bagnole de standing,
- le logement de standing et la résidence secondaire,
- les vacances de luxe bien organisées,
- le sport comme hygiène et comme manière de passer le temps – le farniente étant inenvisageable pour ces hyperactifs, il faut toujours « optimiser » son temps,
- les arts ou les sciences uniquement perçus comme un divertissement (lectures légères, films grand public, expositions à la mode, etc.), ou comme une forme de monomanie (par exemple : la photographie de loisir avec un maximum d’équipements coûteux…).
Et le plus effarant : la dépense d’argent sans compter, à tout moment et sans rien se refuser, comme acte principal de « jouissance de la vie » ; il semble parfois que ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur pour eux. Il faut consommer beaucoup, cher et bling-bling, par exemple :
- partir en voyage signifie toujours remplir ses bagages d’objets achetés sur place (le shopping est une activité de loisir, chez soi comme à l’étranger),
- prendre une cuillerée de caviar pendant une escale à l’aéroport, « parce que c’est fun »,
- profiter d’un congrès professionnel à Las Vegas pour tirer au fusil d’assaut dans le désert,
- etc.
Et immortaliser bien entendu ces exploits à la GoPro – le souvenir n’étant rien s’il ne peut être vanté auprès d’un public envieux et admiratif. Ce sont des bivouaqueurs mondiaux, des élites mondialisées dont la capacité pécuniaire leur offre de transformer pour eux le monde en un vaste terrain de jeu et d’expérimentations.
Prisonniers du pognon et du confort qu’ils ont (mais il reste le prêt à rembourser) et de celui qu’ils voudraient mais ne pourront jamais avoir (le rêve d’être rentier ou de gagner le grand prix du loto reste une constante chez eux). Ils n’aiment pas vraiment leur boulot si ce n’est pour le statut social qu’il leur confère et l’argent qu’il rapporte. Mais certains s’auto-conditionnent à positiver et à être enthousiastes. La critique, même constructive et argumentée, n’entre pas dans leurs faveurs : ils la trouvent trop complexe et source de confusion. Le message doit être simple, clair, et dans la continuité : « on fait comme on a l’habitude, si ça a marché, ça marchera à nouveau ». Ils se sont piégés dans un niveau de vie qu’ils refusent de diminuer, quand bien même ils envieraient une meilleure qualité de vie. Certains autres ne sont pas dupes et ont des rêves d’une autre vie qu’ils ne concrétiseront peut-être jamais – bien que je le leur souhaite.
Mais ils sont attachants : souvent intéressants, souvent drôles, toujours humains (à quelques exceptions près). Je m’en suis fait, pas tout à fait des amis, mais des connaissances en qui je peux avoir une certaine confiance. En outre, ils sont tout le contraire des extrémistes car, n’ayant pas d’esprit revendicatif (si ce n’est, mollement, protester contre les impôts ou pester contre les fonctionnaires), ils sont ouverts aux autres et faciles d’accès. Je me sens enrichi et content de les avoir côtoyés, car ils m’ont fait quitter mon cocon (mes certitudes, mon milieu social). Je serai peut-être resté le petit con de gauchiste revendicatif qui ne sait pas de quoi ni de qui il parle en disant « eux, les riches, les nantis » (bien qu’ils ne demeurent que de petits ou moyens-grands bourgeois vis-à-vis du grand patronat). Je recommande à tous cette expérience alternant l’affection et la désapprobation. Définitivement : Know your enemy (RATM).
Mais je suis aussi content de les avoir quittés – professionnellement. Et de ne pas m’être trahi en cédant au syndrome de Stockholm. Car je sais au fond qu’ils sont les ennemis. Des ennemis redoutables, les ennemis n°1. Car on ne peut les combattre ni par les armes (on ne tue pas ses frères), ni par les idées (des mots sur du papier, qu’ils peuvent ignorer s’ils les dérangent, voire avec lesquels ils se torchent). Ce sont des homo pragmaticus : ils appartiennent au monde impie des objets, ils ne croient qu’aux matérialités disponibles, et aux avantages distractifs qu’elles peuvent procurer. Ils ont perdu le sens des finalités mais sont farouchement attachés à leurs certitudes, bornés : ce sont des hommes en fin de cycle, pétris de croyance et incapables d’inventer le monde de demain – ils sont vautrés dans un présent confortablement abrutissant.
Ce sont des insiders las, des élites fatiguées. Ils sont caractéristiques de cet Occident décadent. Car on retrouve leurs traits de caractère au sein de toute la société : dans les classes moyennes, et des plus démunis aux plus aisés. De la droite dure à la gauche molle, puisque cette échelle n’existe plus. De la même manière que l’on dit qu’il n’y a pas d’amour, mais seulement des preuves d’amour, il n’y a pas de gauche, mais seulement des preuves de gauche : car ayant côtoyé cette droite bon teint dans le milieu professionnel, je l’ai comparée à la gauche bon teint que je pouvais côtoyer dans ma sphère privée. Devinez quoi ? A part le discours et une culture différents qui ne sont que postures, si peu les distingue matériellement. D’où les concepts de « bobo » et de « gentrification » : comment le peuple bien-pensant de gauche adopte des pratiques bien à droite : afficher sa garde-robe, détenir des objets à la mode, habiter un quartier animé « à l’esprit village » dans une maison avec jardin (sic), prendre un animal de compagnie et un monospace pour déplacer ses rejetons.
Ce ne sont pas des forces vives, mais les peaux mortes d’un monde passé en voie de disparition – qui a produit hier (colonialisme, impérialisme) les ennemis extérieurs d’aujourd’hui et qui produit et produira (néo-conservatisme, nationalisme, cynisme et relativisme) ceux de demain en son sein même.
Ils [bourgeois, occidentaux insiders] appartiennent, malgré eux, à une classe d’oppression. Victimes sans doute, et innocents, mais pourtant tyrans encore et coupables. Tout ce que nous pouvons faire c’est refléter dans nos miroirs leur conscience malheureuse, c’est-à-dire avancer un peu plus la décomposition de leurs principes ; nous avons cette tâche ingrate de leur reprocher leurs fautes quand elles sont devenues des malédictions. Bourgeois nous-mêmes, nous avons connu l’angoisse bourgeoise, nous avons eu cette âme déchirée, mais puisque le propre d’une conscience malheureuse est de vouloir s’arracher à l’état de malheur, nous ne pouvons demeurer au sein de notre classe et […] il faut que nous soyons ses fossoyeurs, même si nous courons le risque de nous ensevelir avec elle.
– Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?
Alors, que faire ?
Là réside tout le travail qui doit être entamé, car on ne saurait accuser autrui de sa propre déchéance (l’islamisme, l’étranger immigrant accusé de pervertir la France éternelle, les Chinois, l’Europe, etc) : c’est notre faiblesse qu’il faut regarder en face.
La plaie est profonde et il serait peut-être tentant soit de s’amputer en proclamant que « de toute façon, c’est foutu, la gangrène allait condamner le membre » (la tentation du pire, les soi-disant soins intensifs), soit de détourner le regard par lâcheté pour essayer d’oublier la douleur afin de mourir en douceur. Deux impasses, deux formes d’inaction qui ont pour fondement une même croyance : ce n’est qu’une fois la situation atrocement dégradée que l’instinct de survie prendra le dessus et que nous nous sauverons malgré nous, de force en quelque sorte. Ce n’est pas un hasard que l’on entende de plus en plus évoquer le très risible concept à la mode de résilience : c’est une fable dangereuse qui promet que « demain, tout ira naturellement mieux ». Bien entendu, cela suppose que demain soit encore possible…
Si l’on refuse les fausses solutions de la tentation du pire et du mythe du sauvetage providentiel, quels sont les soins palliatifs à appliquer ? Décapiter les nobles est inutile sans une idéologie de remplacement qui justifierait ce changement brutal. La révolution de 1789 n’est pas historiquement jugée comme une guerre civile (bien qu’elle le fût) parce qu’elle a permis de déboucher sur une libération du peuple, appuyée en cela par une vision neuve et ouverte du monde pensée par les philosophes des Lumières.
Il faut s’inspirer des Lumières qui ont permis d’en finir avec la civilisation chrétienne pour faire émerger l’Occident : la civilisation occidentale est certes née de racines gréco-romaines et chrétiennes, mais n’est plus la civilisation chrétienne, fondée notamment sur le pouvoir monarchique de droit divin. C’est pourquoi la civilisation qui émergera du suicide imminent de l’Occident sera soit de racines occidentales (c’est ce que je souhaite), soit de racines de substitution, importées suite à l’écroulement de la civilisation occidentale parce que la nature a horreur du vide (ce qu’a priori je ne souhaite pas, car l’Occident est à mes yeux la moins pire des civilisations actuelles, bien que je maintienne qu’elle est aussi potentiellement l’une des plus faibles).
Mais pourquoi ne pas faire progresser l’Occident ? C’est que l’Occident est fondé sur un ensemble d’idéaux initialement valides, mais que leur mise en œuvre a perverti. On se retrouve de facto avec de nouveaux idéaux (qui sont pour une grande part des compromissions substituées aux idéaux initiaux) qu’il est devenu nécessaire de soutenir à bout de bras pour ne pas que la civilisation occidentale s’effondre.
Ainsi, l’Occident contemporain, pour assurer sa survie, doit entretenir la trahison de ses idéaux fondateurs. C’est une position intenable et schizophrène.
Comment en effet être un hériter des Lumières, un humaniste, en soutenant le CMI, l’esclavagisme moderne, la destruction écologique par spoliation des lieux de vie d’autres êtres humains, l’uniculturalisme (ou ethnocide, ou déculturation de masse), l’humiliation, la discrimination et le rejet impératif de l’autre, le mensonge obscurantiste, le repli narcissique, et, enfin, le culte du veau d’or ?
C’est une liste bien connue de griefs adressés régulièrement à l’Occident. Mais si l’on croit que l’on va pouvoir les résoudre par amendements, résolutions et adaptations, je crois que l’on se trompe lourdement. L’Occident « est » le CMI, l’esclavagisme moderne, la destruction écologique, etc. : il ne pourrait être Occident sans cela. Imaginez un Occident sans suprématie militaire, ou sans exploitation des uns par les autres, ou sans course au progrès technologique divinisé, ou sans consumérisme, ou sans PIB comme indicateur de richesses… serait-ce encore l’Occident ?
Mais grâce à ces fondements imparfaits qui lui semblent nécessaires et consubstantiels, l’Occident a su offrir à ses membres de toutes autres, car globalement bénéfiques, imperfections : liberté individuelle (accomplissement de soi comme valeur s’imposant à la tradition), justice, démocratie, santé, sécurité, etc.
On ne peut donc pas jeter le bébé avec l’eau du bain et décider de faire table rase.
Si l’Occident a été et est ce qu’il est, c’est que les valeurs des Lumières, bien qu’elles soient désormais largement ignorées ou corrompues, y ont contribué. De la même manière, on peut considérer la civilisation chrétienne (marquée par l’absolutisme du pouvoir, l’inégalité et l’injustice) comme un dévoiement des paroles et valeurs prônées par le Christ, ou le stalinisme et le maoïsme comme trahisons de Marx. Mais on ne peut dédouaner entièrement une idéologie, même si l’on considère qu’elle a été trahie, de ses responsabilités envers ce qu’elle a permis et contribué à faire advenir. En d’autres termes : le ver était sans doute dans le fruit. L’idéologie était soit insuffisante, soit incomplète, soit défaillante, ou tout à la fois. Le système de valeurs alors constitué a démontré par expérimentation ses limites.
La civilisation chrétienne a disparu sous les coups de boutoir des Lumières, mais avant cela, des courants réformateurs l’ont parcourue, le protestantisme notamment. Le protestantisme avait-il fait émerger une autre civilisation, qui elle aussi a succombé à l’appel de l’Occident ? Ou était-ce juste une variation de la civilisation chrétienne, dont les apparentes oppositions irréconciliables d’alors ne se révélèrent historiquement que des ajustements à la marge qui ne divisèrent aucunement la civilisation chrétienne, mais y établirent une nouvelle diversité ? Ou était-ce enfin (c’est ce que je pense), le processus de transition et d’adaptation qui fit naître l’Occident à partir de peuples chrétiens réformés ? Je ne trancherai pas sur ce sujet d’experts.
Dans tous les cas, on échouerait à réformer l’Occident comme les protestants ont réformé l’Eglise catholique : sur le plan des idées transcendantes. Car, précisément, l’Occident contemporain est caractérisé par l’absence d’idées, ou plus exactement par le camouflage et le mouvement idéologiques permanents (le libéralisme aveugle) : il est par conséquent impossible de travailler à essayer de transformer une forme mouvante et insaisissable, une vacuité, en quelque chose. Il est nécessaire d’une part de créer une nouvelle idéologie (qui, elle, doit hériter des fondements de l’Occident) et, d’autre part, de modifier, selon les bases des finalités énoncées par cette nouvelle idéologie, l’infrastructure, c’est-à-dire l’organisation actuelle du monde occidental.
Cela fait trop de changements pour que l’on puisse parler de « réforme » de l’Occident : il s’agit bien d’un changement de civilisation. En outre, même si la pilule paraîtrait moins difficile à avaler présentée à la manière d’une « réforme », l’emploi d’un tel euphémisme ne pourrait représenter dans l’imaginaire collectif l’importance du changement qui nous est demandé, et condamnerait par conséquent les chances de son succès (il faut toujours mettre en conformité la fin et les moyens).
Pour revenir à la citation de Onfray (voir plus haut), qui formule qu’un Occident « épuisé » est celui pour lequel personne ne voudrait « se battre et mourir pour [ses] valeurs » : c’est précisément une idée surannée ! Si l’on souhaite en revenir aux formules guerrières, on n’obtiendra l’adhésion que des fascistes en puissance, on reviendra à la logique stérile d’un camp contre un autre. Ce sont aussi ceux qui n’ont pas ou plus de valeurs, justement, qui peuvent tuer ou risquer gros pour « un iPhone ou une paire de Nike ». Leur absence de valeurs trouve son dérivatif dans l’aveuglement insensé de l’accumulation matérielle.
L’Occident tente de dépasser les valeurs guerrières, mais s’est embourbé dans le libéralisme aveugle ; il ne sait comment s’en sortir ni par quoi le remplacer. L’Occident d’aujourd’hui n’a aucun challenger crédible et n’en laisse aucun se développer. Il implore de l’aide mais en réalité, il ne souhaite ni ne peut sortir du marigot qu’il a créé et où il gît, car s’il en sortait, il en serait par nature transformé. Là est l’origine de sa crise, et c’est pour cela que l’on doit le laisser sombrer.
Faisant partie de cet Occident par la naissance, mon opposition à l’Occident est un suicide occidental : je suis membre à part entière d’une civilisation que je contribue, par dé-classement volontaire et nécessaire, à éclipser. Cette éclipse n’est pas la fin du monde, mais l’annonce d’un jour nouveau.
Le plus grand danger pour l’Europe [l’Occident] est la lassitude. Luttons avec tout notre zèle contre ce danger des dangers, en bons Européens que n’effraye pas même un combat infini et, de l’embrasement anéantissant de l’incroyance, du feu se consumant du désespoir devant la mission humanitaire de l’Occident, des cendres de la grande lassitude, le phénix d’une intériorité de vie et d’une spiritualité nouvelles ressuscitera, gage d’un avenir humain grand et lointain: car seul l’esprit est immortel.
– Husserl, La crise de l’humanité européenne et la philosophie
Salut,
« « L’ultra-libéralisme » (dont ils ne pensent ni ne prononcent jamais une définition précise), l’Europe (présentée comme une dictature technocratique, mais dont on raille en même temps l’absence d’autorité et de pouvoir effectif…), la « mondialisation » (la concurrence « déloyale » des pays en développement), la « finance », ou le « capitalisme » (là encore, sans jamais être capable de délivrer une définition claire du concept) »
Même quand on te soumet des définitions précises et argumentées, tu ne te rend pas de bonnes grâce, or attendu que le néo/ultra-libéralisme acte les rapports de domination inhérents à l’état de nature comme libertés inaliénables, sa dénomination est on ne peut plus justifiée en regard d’un libéralisme qui lui s’interdit dans l’absolu toute domination puisque ce serait autant d’entraves aux libertés de ceux qui en souffrirait ; cette vision absolue du libéralisme se traduit en paradoxe dans le réel objectif et entraîne une faiblesse létale de sa dialectique sans rien ôter à sa puissance métaphysique. Mais ça tu ne le concèdes pas.
L’UE n’est pas l’Europe, est c’est effectivement une dictature ultra-libérale à l’autorité certaine et au pouvoir plus qu’effectif (au hasard la PAC).
La mondialisation c’est simplement l’extension au monde du capitalisme industrio-financier et du système marchand qui va avec, il n’y a pas tellement matière à se réjouir.
La finance est tout ce qui a trait à la gestion de patrimoines.
Le capitalisme est un système visant à l’accroissement de valeur d’une ressource donnée ; je suis en guerre contre l’usage dont fait la « vrauche autoproclamée » de ce mot.
Tu ne le liste pas là mais tu en parle ailleurs, le politique est l’élément culturel en charge de la gestion des rapports sociaux (donc non il n’est pas conséquent de l’existence de rapports sociaux mais de la volonté de les gérer, et pas forcément pour le bien commun).
« Que certains puissent être manifestement cyniques ne signifie pas qu’il existe une internationale du cynisme mondial dont les points de vue convergeraient, et encore moins que cette confrérie secrète puisse tirer les ficelles du monde. Mais si le citoyen ne prend pas conscience que, en lieu et place des boucs émissaires que l’on entend évoquer en permanence, c’est lui qui est aux commandes, qu’il est à la fois responsable de la situation présente et en capacité d’engendrer la situation future »
On a aussi de doux psychopathes qui s’entendent fort bien avec les cyniques, et il me semble que tu sous estime clairement l’influence des think-tanks sur l’opinion de ceux-là ; il n’y a effectivement pas d’entente claire mais convergence naturelle des intérêts. Ce qui n’enlève rien à la responsabilité citoyenne face à cet état de faits.
« Mais ils sont attachants : souvent intéressants, souvent drôles, toujours humains (à quelques exceptions près). Je m’en suis fait, pas tout à fait des amis, mais des connaissances en qui je peux avoir une certaine confiance. En outre, ils sont tout le contraire des extrémistes car, n’ayant pas d’esprit revendicatif (si ce n’est, mollement, protester contre les impôts ou pester contre les fonctionnaires), ils sont ouverts aux autres et faciles d’accès. »
Ah beh je sais pas comment t’as fait, je n’y ai vu que le vide sidérant d’un structuralisme inconscient. L’absence de conscience poussée à ce point est un extrême en soi.
« Cela fait trop de changements pour que l’on puisse parler de « réforme » de l’Occident : il s’agit bien d’un changement de civilisation. En outre, même si la pilule paraîtrait moins difficile à avaler présentée à la manière d’une « réforme », l’emploi d’un tel euphémisme ne pourrait représenter dans l’imaginaire collectif l’importance du changement qui nous est demandé, et condamnerait par conséquent les chances de son succès »
Sans la nommer, puisque le mot te déplait, c’est pas forcément un grand soir.
PS : j’ai apprécié la citation de Sartre, elle me correspond beaucoup, sans avoir été bourgeois pour autant.
Re-salut.
Alors, dans l’ordre :
« Même quand on te soumet des définitions précises et argumentées, tu ne te rend pas de bonnes grâce »
=> Hé ! Je suis comme ça, tenace ! 😉
Plus sérieusement : en l’occurrence, je ne cible pas tes définitions, mais celles que la doxa n’énonce jamais clairement. Autrement, il faudrait que je parle des nombreuses définitions que de nombreux auteurs ont fait du concept d’ultra ou néo-libéralisme et bien d’autres. D’ailleurs, je dédierai un article à ma définition du libéralisme (face au libéralisme aveugle, notamment). Dans ce billet-ci, je ne fais que relayer une parole grand public maintes fois entendue et qui n’est jamais précise ni complète. Ce sont de vagues slogans médiatiques.
« cette vision absolue du libéralisme se traduit en paradoxe dans le réel objectif et entraîne une faiblesse létale de sa dialectique sans rien ôter à sa puissance métaphysique. Mais ça tu ne le concèdes pas. »
=> si, je suis bien d’accord. Concernant le paradoxe de l’ultra/néo/pseudo-libéralisme aveugle (qui trahit le libéralisme « fondamental ») d’une part, et concernant d’autre part la « puissance métaphysique », je cite ici (http://pensees-uniques.fr/gauche-et-droite-vieilles-lunes/) Cusset qui aborde la question de la production des récits individuels – forme d’exemplarité et de parcours initiatique.
Concernant l’UE, je raille les contradictions de ceux qui la critiquent mollement. Ce qui ne signifie pas que l’UE telle qu’elle est soit une bonne chose – bien au contraire.
La mondialisation : même chose : pourquoi refuser aux uns ce que l’on s’accorde soi-même égoïstement ?
Finance : c’est l’ennemi de Hollande. Pourquoi ? Je ne sais pas (qui sait ?), mais il a été acclamé pour ça…
Capitalisme : billet à écrire (encore du boulot !). Je rejoindrai ta définition succincte.
Le politique est la liberté : merci Arendt ! (http://pensees-uniques.fr/liberte-selon-arendt/)
« il n’y a effectivement pas d’entente claire mais convergence naturelle des intérêts »
=> association de malfaiteurs, certainement, oui ; mais qui n’exonère précisément pas le citoyen de ses responsabilités, bien au contraire !
Je ne résiste pas à citer La Boétie (Discours de la servitude volontaire, texte lu récemment – comment étais-je passé à côté ?) :
« Dès qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins qui ne peuvent
faire ni mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d’une ambition ardente et d’une avidité notable se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux. »
« Ah beh je sais pas comment t’as fait, je n’y ai vu que le vide sidérant d’un structuralisme inconscient. L’absence de conscience poussée à ce point est un extrême en soi. »
=> il faut bien aimer son prochain ! 😉 (et gagner sa croûte). Ce texte était aussi pour eux : http://pensees-uniques.fr/raisonnement-porcin/
Kant, critiquant cette posture : « Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. »
« Sans la nommer, puisque le mot te déplait, c’est pas forcément un grand soir. »
=> ni un matin calme ! Je crois que l’Occident réagirait très mal à une « concurrence » venant de l’intérieur…
« j’ai apprécié la citation de Sartre, elle me correspond beaucoup, sans avoir été bourgeois pour autant. »
=> moi aussi, elle me correspond tout à fait. Par ailleurs, nés du bon côté de la frontière, nous sommes tous un peu bourgeois, par facilité !